Faire trembler les murs du silence : La grève à l'ORTF

Pour aller plus loin / SILENCE RADIO – Mai 68 à l’ORTF

Faire trembler les murs du silence : La grève à l'ORTF | Maison de la Radio et de la Musique
Affiche "ORTF en lutte. Indépendance" © Atelier populaire de l'ex-Ecole Nationale des Beaux Arts, Paris, 1968


La Maison de l’ORTF, épicentre de la grève

L’affaire Panorama a mis le feu aux poudres. Le 17 mai, les personnels de l’Office lancent la grève, dont la Maison de la Radio et de la Musique devient l’épicentre, et adoptent une plate-forme exigeant : l’abrogation de la loi sur l’ORTF, l’autonomie vis-à-vis du pouvoir, un statut des personnels. Le 22 mai, tandis que les journalistes de France Inter « tiennent » l’information, seule l’Actualité télévisée n’est pas en grève. La digue finit pourtant par céder et une partie de la rédaction cesse le travail. Pas d’écran noir, néanmoins, car une vingtaine de journalistes et de techniciens assurent la diffusion du 20 heures. Le 25, « Télé-Soir » est coupé par l’intersyndicale. Le lendemain, le « service minimum » entre en vigueur, et le 27, la police interdit l’accès à Cognacq-Jay. Le 28, une délégation de grévistes est reçue par le ministre de l’Information, Georges Gorse : il n’en sort rien. Les grévistes restent pourtant persuadés qu’ils ont le soutien des Français, avec lesquels ils organisent, chaque jour, le dialogue.
 
Autocollant "Luttez pour la liberté d'information et d'expression à l'ORTF" © Intersyndicale de l'ORTF, 1968
Tract "l'ORTF est en grève, pourquoi?" © Intersyndicale de l'ORTF, 1968
  

La grève de l'ORTF au jour le jour

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Les non-grévistes relèvent la tête

La couverture de mai 68 à la télévision se résume à la lecture de communiqués gouvernementaux et à des images sur les pénuries causées par la grève ! Avec le discours de De Gaulle, le 30 mai (diffusé à la radio), et bientôt la nomination d’Yves Guéna au ministère de l’Information, les non-grévistes redressent la tête. Le 31 mai, le centre d’Issy-les-Moulineaux est évacué par la police, 1er juin, la direction « reprend » France Inter, le 3, la police encercle la Maison de la Radio et de la Musique. Le lendemain, tandis que l’armée occupe de nombreux émetteurs, un mystérieux « comité d’action civique » de l’ORTF exige des têtes, même celle de Léon Zitrone ! Durant tout le mouvement, la direction de l’Office reçoit des centaines de lettres : plus de 90% d’entre elles soutiennent les non-grévistes.

Allocution radiodiffusée du général de Gaulle (30 mai 1968)


Jean Louis Guillaud, nouveau directeur de l’Actualité télévisée, sur la situation à l'ORTF (3 juin 1968)


Des Français écrivent à l'ORTF pour protester contre la grève (citations)

« Je réclame une remise pour ne pas avoir eu, au cours de l’année, le spectacle auquel j’avais droit ».
 
 « Ils font, paraît-il, une grève pour obtenir l’autonomie et l’objectivité des informations et des programmes ? Merci bien… nous ne nous étions pas rendus compte de cette carence… l’autonomie, on sait ce que c’est… la gabegie, les abus et les charges doublées… l’objectivité, on le comprend ? ce sera des émissions tendancieuses, des problèmes de jeunes généralisés et tous les autres bourrages de crânes… »
 
« Il est inadmissible que les journalistes de l’O.R.T.F., poste d’Etat, se mettent en grève. Qu’ils soient communistes, voire anarchistes, cela les regarde bien sûr ; mais alors, leur place n’est plus à ce poste national et qu’ils aillent ailleurs exercer leur métier »
 
« Tant que le drapeau noir et le drapeau rouge ne flotteront pas au sommet de la maison de la radiodiffusion nationale, que ceux qui y émargent sachent bien que les auditeurs et les téléspectateurs qui les paient et les paient bien, quoiqu’on dise, leur « contestent » le droit d’avoir un autre idéal que celui de servir le pouvoir démocratiquement élu »
 
« Pendant dix ans, les grévistes n’ont jamais rien dit, jamais protesté, ils se contentaient d’être des journalistes d’Etat. La crise sociale, les grèves arrivent, et voici tout ce petit monde qui dormait « dans l’opulence »…souvent, qui se réveille ».
 
« Pour nous, téléspectateurs, l’O.R.T.F. est National. Il appartient aux Français représentés par le Gouvernement élu par eux. Il serait donc impensable qu’il puisse être géré, sans contrôle de l’Etat, par une poignée d’arrivistes qui ne voient que leur propre intérêt, celui de la France étant bafoué… Si ces Messieurs les journalistes et autres producteurs, etc., ne sont pas disposés à respecter des statuts qui devaient exister lors de leur entrée à l’Office, qu’ils fassent autre chose »
 
« La télévision est un moyen d’expression d’une telle puissance qu’il n’est pas possible à un gouvernement quel qu’il soit de laisser dire et projeter en images n’importe quoi sans risquer de fausser et même dans certains cas de traumatiser l’opinion…Un contrôle des informations est indispensable. Cela, un journaliste le sait ».
 
« La radio doit être la tête, l’âme et l’expression du pays. Pour ces raisons, vous avez un devoir à remplir, vous devez parler dans l’intérêt du pays, et non pas le fourvouyer dans un mauvais esprit de rancune et de grèves ».
 
« La radiodiffusion et la télévision française doivent rester au service de la France. Pas d’indépendance à l’égard du gouvernement ».
 
« L’Office doit être géré par un directeur désigné par le gouvernement qui, lui, est formé avec Monsieur le Président de la République, élu au suffrage universel ».

 

Les trompettes de Jéricho

Yves Guéna reçoit les grévistes. S’il consent à quelques mesures sociales, il ne cède rien sur la liberté de l’information ou l’autonomie de l’ORTF. Privés de moyens d’expression, les grévistes entendent garder le lien avec l’opinion. Roger Louis propose alors de faire défiler autour de la Maison de la Radio et de la Musique tous les grands acteurs de mai 68 : gens du spectacle, journalistes, métallos, Université, service public, arts et lettres, auditeurs et téléspectateurs. L’opération, conçue sur 7 jours, est symboliquement baptisée « Jéricho », reprenant les mots de la Bible : « Et le 7e jour, les murs de la ville s’écroulèrent… ». Les comédiens sont les premiers à manifester, le 6 juin. Mais le 12, le défilé des Français ordinaires est interdit.
Photographie de l’"Opération Jéricho", devant la Maison de l’ORTF, juin 1968 © Photographie : Jacques Chardonnier, ingénieur du son et conseiller technique du Musée de Radio France, 1968
 
Photographie de l’"Opération Jéricho", face-à-face entre les forces de l’ordre et les manifestants représentants de la catégorie "Auditeurs et téléspectateurs" interdits de manifester devant la Maison de l'ORTF, mercredi 12 juin 1968 © Photographie : Jacques Chardonnier, ingénieur du son et conseiller technique du Musée de Radio France, 1968

Manifestation des journalistes (opération Jéricho), Actualités françaises (12 juin 1968)


La purge de l’été 1968

Les législatives des 23 et 30 juin constituent un tournant. Les grévistes, qui ont organisé 25 galas-meetings, sont allés porter la contradiction dans les réunions publiques organisés par les ministres, se sentent désavoués par le résultat des urnes qui révèlent un raz-de-marée gaulliste. La grève se termine dans le dépit. « Il n’y aura pas de sanction pour fait de grève », avait-on promis. Mais quand les grévistes veulent reprendre leur travail, on les prie de rester chez eux : « on vous appellera ! ». Profitant de la trêve estivale, la nouvelle direction de l’ORTF procède à la purge : suppression de la quasi-totalité des magazines d’information, et surtout licenciement de 102 journalistes. Aussitôt, un flot de lettres de Français indignés s’abat sur l’ORTF.

Pierre Desgraupes et Igor Barrère sur l'arrêt de "Cinq colonnes à la une", La belle télévision, (17 juillet 1990)


La liste des sanctionnés

« Pour répondre aux questions qui nous sont posées sur tel ou tel journalistes de l’O.R.T.F. victime de sanction, nous donnons en-dessous les noms des personnes qui ont été soit licenciées, soit mutées, soit encore mises en congé spécial ou à la retraite anticipée. Signalons toutefois qu’à ce jour aucune liste officielle n’a été publiée. »
 
 
Conférence de presse des licenciés. Au premier plan, assis,  Maurice Séveno, à gauche, et Claude Darget, à droite. Derrière eux, on reconnaît notamment Roger Couderc, Thierry Roland, Robert Chapatte


Des Français écrivent à l'ORTF pour soutenir les licenciés
 
« D’accord, ils auraient dû réfléchir à leur avenir, car cette anarchie est intolérable en France, mais nous vous supplions Monsieur le Directeur, rendez-nous notre soleil de l’information en la personne de ces charmants hommes… »
 
« Si tout n’était pas parfait, au moins avions-nous des journalistes qui connaissaient leur métier et savaient exposer clairement les sujets qu’ils traitaient… »
 
« Les nouveaux venus qui ne sont pas sympathiques, ne font que bafouiller en présentant les actualités, incapables de lire un phrase correctement ».
 
« Nous voici obligés de subir leurs remplaçants qui ont tout du robot bien dressé »
 
« Comment pourra-t-on désormais concevoir un reportage du tournoi des cinq nations sans Roger Couderc ? ».
 
« En ma qualité d’homme libre, je m’élève contre ces mesures que je considère comme une atteinte caractérisée au droit de grève ».
 
« Il y avait neuf millions de grévistes en mai, faudra-t-il aussi renvoyer chez eux et au chômage ces neuf millions de travailleurs ? Il est inadmissible que le fait de grève soit sanctionné ».
 
« Aucun journaliste ne sera licencié pour fait de grève, aviez-vous annoncé au mois de juin. Si vous n’êtes pas en mesure de tenir parole, démissionnez Monsieur, ou alors vous êtes un valet ».
 
« Ces journalistes n’ont fait grève que pour obtenir ce que nous réclamons tous, l’objectivité de l’information, ils n’ont pas à être renvoyés ou mutés »
 
« La démocratie et la censure à l’information sont incompatibles. Serions-nous les totalitaires de l’Occident ? ».
 
« Nous avons droit à une information objective et impartiale. L’O.R.T.F. ne peut être un instrument de propagande. Il ne me sera plus possible d’écouter sans gêne, sans suspicion les informations énoncées par vos services »
 
« J’ai voté gaulliste en juin et je me suis réjoui de voir au Parlement une large majorité. C’est pourquoi je proteste aujourd’hui devant le licenciement des journalistes de l’O.R.T.F. L’objectivité de l’information est plus qu’un droit en démocratie, elle est un devoir ».

 

L’échec de la grève ?

Témoignages
 
« Quand la grève se termine, on est tous convoqués, 15 par 15, au JT, et là, le directeur de l’information, Jean-Louis Guillaud, nous reçoit dans une petite salle. Je me souviens toujours : il marchait dans les travées, en nous regardant les uns après les autres, sans rien dire, très théâtral. Au bout d’une minute, il nous dit : « Je vous ai beaucoup attendus ».
(Marcel Trillat, grand reporter, Pouvoir et télévision, France 5, 11 février 2006)
 
« Ce qui a été dur, c’est de trouver du boulot pour les 102 gars qui ont été fichus à la porte. Cela été dur… »
(Michel Honorin, grand reporter, Un pavé dans l’écran, 24 mai 1998)
  
« Les réalisateurs sont rentrés les derniers, après les scripts et les assistants, et il a fallu des années pour remettre tout le monde d’aplomb. Tout le monde en voulait un peu à tout le monde… »
(Marcel Bluwal, réalisateur, Mai 68, ivresse et gueule de bois, 15 décembre 2000) 
 
« Nous avons risqué notre situation pour quelque chose qui nous dépassait tous. Que risquions-nous à attendre paisiblement la fin de l’orage ? La « sagesse », la « prudence », nous recommandaient de « laisser courir »… Mais nous n’en pouvions plus…Non, vraiment, nous n’en pouvions plus… »
(Maurice Séveno, présentateur du JT,  Presse actualité, septembre 1968)
 
« Mon éviction de l’ORTF a été une atteinte directe et profonde à ma notoriété. Du jour au lendemain, sur un coup de baguette du Pouvoir, on m’a fait disparaître ».
(Frédéric Pottecher, A voix haute. Mémoires, JC Lattès, 1977)
 
« Je ne regrette ni ma naïveté ni mes imprudences. Je crois que ce que j’ai fait avec d’autres devait être fait. Je plains ceux qui ne nous ont pas compris ».
 (Frédéric Pottecher, A voix haute. Mémoires, JC Lattès, 1977)
 
« Si je reviens à ce qu’il reste aujourd’hui de cette crise, je crois que c’est le sentiment d’avoir découvert, ou redécouvert, quelque chose qui demeure comme une petite musique dans la tête de chacun : la dignité. Cette petite musique, aucun de ceux qui ont appris ou rappris à la fredonner, ne peut l’oublier. Le temps des tabous, des sanctions ou du mépris peut revenir (il est revenu), mais nous sommes nombreux à savoir que ce ne peut pas être pour bien longtemps ».
 (Roger Louis,  L’O.R.T.F., un combat, Seuil, 1969).
 
« C’est un échec, mais c’est un immense espoir, parce que les revendications sont posées, le mal est identifié et que, malgré tout, cela ne sera plus comme avant. De 68 à 81, date d’un changement politique manifeste, le contrôle de l’information et la censure ne seront plus aussi forts. Il y aura encore des combats, mais pas de même nature ».

(Edouard Guibert, journaliste, délégué SNJ, Un pavé dans l’écran, 24 mai 1998)
 

Et après ?

Le départ du général de Gaulle, l’arrivée à l’Elysée de Georges Pompidou en juin 1969, et surtout la venue à Matignon de Jacques Chaban-Delmas qui entend faire de la libéralisation de l’ORTF l’un des piliers de sa « Nouvelle société » vont changer la donne. La nomination de Pierre Desgraupes à la direction de l’information de la première chaîne de télévision, de loin la plus regardée, est le signe du changement. Mais, trois ans plus tard, le climat s’assombrit à nouveau : départ de Chaban-Delmas, éviction de Desgraupes, proclamation de Pompidou selon laquelle l’ORTF est la « voix de la France ». Le chemin vers l’indépendance de l’information est encore long.

Le Président Georges Pompidou sur la télévision et le rôle des journalistes de l'ORTF, conférence de presse (2 juillet 1970)



Par nature, le pouvoir est toujours tenté de conserver la main sur des médias publics dont il surestime souvent l’influence sur l’opinion. Mais « 68 » n’en marque pas moins une rupture : malgré la caporalisation de l’été, malgré les craintes de déplaire en haut-lieu qui incitent à s’autocensurer, rien ne sera plus vraiment comme avant. 

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