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Cap au Nord
Lorsqu’à l’hiver 1898-99, Jean Sibelius commença l’écriture de sa Première Symphonie, son pays natal était gouverné par le tsar Nicolas II, Grand-Duc de Finlande, qui signait alors le « Manifeste de février », annonçant une russification plus intense, et l’envoi de conscrits finlandais dans tous les territoires de son empire. Aussitôt, manifestations, grèves et pétitions allaient s’organiser à Helsinki, en alimentant un processus indépendantiste. À cette mainmise politique russe établie depuis 1809 s’ajoutait alors une prédominance musicale germanique.
Héritiers de Beethoven, Mendelssohn, Schumann ou Brahms, les conservatoires allemands ou autrichiens étaient des passages obligés pour les compositeurs nordiques, qui savaient également tendre l’oreille du côté de Wagner. Fort de l’enseignement de Martin Wegelius à Helsinki, d’Albert Becker à Berlin et de Karl Goldmark à Vienne, Sibelius découvrit alors avec admiration les symphonies de Bruckner.
Violoniste de formation, auteur de mélodies et de musiques de chambre, le jeune Sibelius allait faire de l’orchestre l’instrument idéal de son génie créateur. Après ses premiers poèmes symphoniques inspirés par le Kalevala, grand recueil des légendes finlandaises, ou par les évènements politiques dans Finlandia, il entama son cycle de sept symphonies à l’orée du XXe siècle, notamment grâce au soutien du chef Robert Kajanus et de sa Société orchestrale d’Helsinki.
Si la Première Symphonie comportait initialement des titres évocateurs de la nature, la vie de Don Juan fut à l’origine de la Seconde, écrite en Italie ; elle sera ovationnée comme un véritable emblème national. En 1903, tandis que résonnait pour la première fois sa célébrissime Valse triste, Sibelius amorçait la composition d’un Concerto pour violon d’une intense poésie, encore plus évocatrice des passions intérieures que des paysages finlandais.
En juin 1904, le gouverneur général Nikolaï Bobrikov fut assassiné à Helsinki par Eugen Schauman qui se suicida, Sibelius composant pour ce dernier une marche funèbre. C’est alors qu’il s’installa avec son épouse Aino dans leur villa Ainola de Järvenpää, au nord de la capitale, en bordure du lac de Tuusula, y travaillant pendant trois ans sa Troisième Symphonie. Parfois surnommée la « Pastorale du Nord », cette œuvre au langage classique contient des traits communs avec La Fille de Pohjola, nouveau poème symphonique kalevalien.
En prise avec un alcoolisme pathologique, pressé par des dettes de jeu et opéré d’un cancer de la gorge dû au tabac, Sibelius plongea dans une période de doute existentiel, renforcé par son isolement musical, dans une Europe marquée par les éclats modernistes. Viendra au monde, en 1909, « mon œuvre la plus spirituelle », l’austère et fascinante Quatrième Symphonie, au langage si audacieux, « symphonie psychologique surgie des réduits infinis de l’âme », après un séjour décisif sur la montagne de Koli, en Carélie. Ralentie, en 1905, par la révolution et surtout par la défaite de l’empire tsariste contre le Japon, la politique de russification fut renforcée en 1908, poussant à la création des chasseurs militaires finlandais, les Jägers, pour qui Sibelius composa une marche.
Au déclenchement de la Première Guerre mondiale, après une tournée triomphale aux États-Unis où furent créées Les Océanides, il entreprit la cinquième de ses symphonies, songeant avec vénération à son équivalent beethovenien. Entre la première mouture de 1915 et la version définitive (1919) de cette partition acclamée, la Révolution d’octobre bouleversa le destin de la Finlande. Déclarant son indépendance le 6 décembre 1917, le pays fut plongé, à partir du 27 janvier, dans quatre mois d’une guerre civile opposant Garde rouge pro-soviétique et Garde blanche soutenue par l’Allemagne. Les Blancs furent vainqueurs, mais les deux camps se rendirent coupables d’exactions. Témoin de ce conflit qui fera 35 000 morts, Sibelius se réfugia dans le spectacle de la nature, le vol et le chant des cygnes lui donnant l’impulsion de cette Cinquième Symphonie.
L’encre n’en était pas encore séchée qu’il s’attaqua à la suivante dont le titre ne mentionne aucune tonalité. Ayant renoué avec l’alcool, mais quelque peu rétabli ses finances chancelantes, et surtout renoncé au suicide, pour son épouse et leurs filles, le musicien cinquantenaire considérait cette Sixième Symphonie, terminée en 1923, comme « une eau de source pure ». Préférant les eaux noires du Cygne de Tuonela, le public s’est souvent tenu à l’écart de cette Sixième que Marc Vignal, biographe du compositeur, considère pourtant comme « la plus belle de tous les temps ».
« C’est le Parsifal finlandais » déclara, au sujet de la Symphonie n°7, le chef Serge Koussevitzky, évoquant l’ultime drame lyrique de Wagner. Malgré les esquisses finalement détruites d’une Huitième, Sibelius écrivait ici la sublime conclusion de son corpus. Cette Septième Symphonie en un seul mouvement semble faire la synthèse de ce monde immortel, convoquant dans cette œuvre « la joie de la vie et la vitalité ». Le dernier souffle créateur de Sibelius sera en 1926, pour le poème symphonique Tapiola, et l’année suivante pour La Tempête de Shakespeare, avant un très long silence musical, jusqu’à sa mort en 1957. « Je ne choisis pas le silence, c’est le silence qui me choisit » dira-t-il.
Sans révolutionner le langage harmonique, comme Debussy ou Schönberg, ni l’écriture rythmique comme Stravinsky, Jean Sibelius sut bâtir, en un quart de siècle, un cycle unique, dont l’écoute intégrale nous offre un incomparable voyage dans le temps et l’espace. Ayant eu le tort de trouver la musique de Schönberg « pénible à écouter » et d’avoir reçu les honneurs du régime nazi sans les avoir demandés, Sibelius fut victime de jugements à l’emporte-pièce dont l’outrance trouva son apogée dans cette expression tristement célèbre de René Leibowitz : « le plus mauvais compositeur du monde »… Pour conclure, laissons plutôt la parole au génie finlandais : « Toutes mes symphonies, plus que mes autres œuvres, sont autant de professions de foi… »
François-Xavier Szymczak
Entendre, réunies, les sept symphonies et le concerto de Sibelius, c’est s’offrir un voyage dans le temps et l’espace.