Titre block
À corps perdus… dans l’intimité d’Henry Jekyll

Publié le mer 26/02/2025 - 09:15
Image
Image
Photo : Christophe Abramowitz
Photo : Christophe Abramowitz
Body

Si nous jouions à nous faire peur ? Pour inaugurer la nouvelle série « Frissons », Laure Grandbesançon convie le célèbre docteur et son double. Le tout en musique. 

S’il s’était trouvé d’autres personnes que l’ami proche et le domestique du docteur Jekyll pour attester sa mort, sans doute la question du complot ne se serait-elle jamais posée. Quand bien même cette disparition arrangeait tout le monde, à commencer par l’intéressé, qui se voyait ainsi offrir une porte de sortie. C’est donc pour tirer cette affaire au clair que nous avons mené d’intensives recherches ayant permis de retrouver la trace du docteur dans les faubourgs de Londres. Avant de converser avec lui autour d’une tasse de thé... Pour s’être évaporé dans la nature depuis longtemps, Jekyll n’a en effet rien perdu des habitudes qui étaient les siennes au sein de la bonne société. Ni de son attrait pour les plaisirs de l’âme. Rencontre…  

Le monde vous croit ad patres depuis des lustres mais vous êtes là devant moi, en chair et en os… Comment vous portez-vous ?  

Dr Henry Jekyll : Comme un charme, ma chère amie. Mon cœur brûle d’une vigueur dont peu de jeunes gens peuvent s’enorgueillir. Quant à mon esprit, je vous laisse en juger. Mais il me semble encore assez alerte... Je conviens volontiers que la substance grâce à laquelle Edward Hyde était apparu à l’air libre s’avérait imparfaite. En revanche, celle qui me vaut aujourd’hui la vie éternelle est une indéniable réussite que l’humanité saura apprécier comme il se doit, soyez-en sûre ! 

Est-ce à dire que vous songez à sortir de l’ombre pour retrouver la lumière ?   

Dr H. J. : Grand Dieu, non ! Pourquoi voudriez-vous que je coure un tel risque ? Je jouis ici d’un cadre fort agréable avec lequel la prison est incapable de rivaliser. Or c’est là qu’ils me jetteraient si je faisais de nouveau irruption dans le monde ! Imaginez-vous l’effroi qui est le mien quand je songe à la potence ? Il s’en est fallu de peu… Alors, non, il n’est pas question pour moi de refaire surface. Une tribune comme la vôtre suffit à promouvoir mes exploits scientifiques, tout en me garantissant une célébrité dont ma réputation n’aura cette fois pas à pâlir. 

Vos propos laissent entendre que le divorce avec Mr Hyde est consommé. L’avez-vous finalement congédié ?  

Dr H. J. : Disons que je ne me hasarde plus à jouer avec Mr Hyde les apprentis sorciers. J’ai passé l’âge de ce genre de sottises [il rit]. Ce brave hère n’en reste pas moins prompt à accueillir ma part d’ombre, sur laquelle je pose un regard où la terreur le dispute fréquemment à l’envie… Quelle que soit son expérience, un homme reste un homme, vous savez ! 

À ce sujet, comment vous accommodez-vous de ce confinement que les circonstances vous imposent ad vitam aeternam ? Ne souffrez-vous pas de solitude ?  

Dr. H. J. : Oui, j’en conviens. Il arrive que les visites clandestines de mes vieux amis me manquent depuis qu’ils ont rejoint ce pauvre Lanyon sur l’autre rive. Mais je trouve dans la musique une compagne d’exception qui autorise mon esprit à vagabonder comme il lui plaît. En ne dérogeant jamais aux promenades dominicales dont il faisait sa religion, Utterson m’a toujours amusé… Songez à une œuvre de Beethoven et vous saurez qu’il n’est rien de mieux pour vous fouetter le sang ! Combien de fois sa Cinquième Symphonie n’est-elle pas venue me saisir à la gorge en résonnant dans mon cabinet de travail par le passé ? 

Ainsi vous êtes mélomane… Est-ce là un point que vous partagez avec Mr Hyde ? 

Dr. H. J. : À quoi bon revenir toujours à lui ? Aux yeux du monde, Mr Hyde est mort, ne l’oubliez donc pas ! [Il s’interrompt]. Mais puisque vous me posez cette question, sachez que c’est effectivement un point que nous avons en commun. Que voulez-vous ? La musique est un langage universel qui parle à l’homme aussi bien qu’au démon ! Notez cependant qu’en la matière nos goûts divergent sensiblement. Lorsque je me délecte des partitions des grands maîtres viennois en compagnie d’un bon vin, Mr Hyde préfère des airs dont l’épouvante vous glace le cœur. Je me souviens ainsi qu’au moment où le breuvage de la métamorphose ébranlait les portes de ma prison intérieure pour m’affubler des traits du mal, c’était au son d’une danse infernale proche de celle du roi Kastcheï. Quant à cette nuit funeste marquant le crime de l’infortuné Danvers, j’avais entendu les trémolos des cordes dont Weber faisait frissonner l’orchestre dans l’ouverture de son Freischütz. 

J’imagine par conséquent que vous faites aussi usage de cet imposant piano pour vous divertir et rompre l’isolement qui est le vôtre ? 

Dr. H. J. : [Il soupire]. Si Euterpe n’avait pas craint de se pencher sur mon berceau, sans doute aurais-je inscrit la Totentanz à mon répertoire. Mais la partition de Liszt requiert une technique pianistique démoniaque que les mains de Satan ne peuvent pas nécessairement satisfaire… Aussi se contentent-elles de jouer les quelques notes qui composent le Dies irae. Ne trouvez-vous pas d’ailleurs qu’il soit d’une somptueuse gravité ? [Du bout des lèvres, il entonne le début, avant de se reprendre]. Qu’à cela ne tienne, je suis virtuose dans bien d’autres domaines… Et à quoi bon s’entêter ? Avec la radio ou la fibre, de fiacre il n’est plus besoin pour se rendre au concert !  

Assurément. Mais votre réponse me trouble… À moins qu’il ne s’agisse de celle de Mr Hyde ?  

Dr. H. J. : Je vous laisse y réfléchir à votre guise. La fatigue me guette, ce me semble, au point que je ne sais plus très bien au nom de qui je m’exprime. Qu’importe ! La forteresse de l’identité a ses limites que la musique ignore.          

Propos recueillis par Fabienne Dewaele-Delalande 

Frissons

Titre
Dr Jekyll et Mr Hyde

En savoir plus