Surtitre
Dans l’ombre de la gloire

Publié le ven 05/12/2025 - 15:30
Image
Frank Peter Zimmermann © Harald Hoffmann hänssler Classic
Frank Peter Zimmermann © Harald Hoffmann hänssler Classic
Body

Admiré de ses pairs et régulièrement salué par la critique, Frank Peter Zimmermann trace depuis plus de quarante ans un sillon d’une remarquable cohérence. Insensible aux sirènes de la renommée, celui qui demeure un des plus grands violonistes de notre temps cultive avec une constance rare l’effacement volontaire et l’intégrité artistique.

Inutile de chercher un site internet officiel dédié à Frank Peter Zimmermann, vous n’en trouverez pas. Ce choix délibéré du grand musicien le tient à distance de toute forme de marketing : « Je préfère faire confiance aux qualités que j’ai sur scène » (BR-Klassik), confie celui qui privilégie une humilité authentique aux artifices de la notoriété. S’il évolue loin des feux médiatiques qui entourent certaines stars de l’archet, son nom s’impose parmi les géants du violon, et ce depuis ses premières apparitions sur les scènes internationales, alors qu’il n’était encore qu’un adolescent.

Né dans une famille de musiciens – sa mère violoniste, son père violoncelliste –, le jeune Frank Peter grandit dans un univers où le dimanche matin se consacre non à la messe mais à la musique de chambre en famille ou à l’écoute d’œuvres à la maison. Alors que ses parents lui destinent une carrière de chef d’orchestre, l’enfant, à six ans, trace sur son cahier d’écolier cette ambition définitive : « Je veux devenir violoniste mondial. » Dès cinq ans, il découvre l’instrument sous la guidance maternelle. Précoce, il fait à dix ans ses débuts avec l’Orchestre symphonique de Duisbourg, sa ville natale. Sa formation le mène ensuite à Essen, Düsseldorf et Berlin. La révélation survient vers quinze ans, lorsqu’un ami transmet son enregistrement du Concerto de Mendelssohn à Lorin Maazel, Wolfgang Sawallisch et Daniel Barenboim, tous trois subjugués par la maturité de son jeu. Rapidement, il joue sous leur direction et choisit, comme Anne-Sophie Mutter, d’ignorer le circuit des concours internationaux.

En 1981, une retransmission radiophonique européenne le révèle au grand public ; il débute en Grande-Bretagne avec le Royal Philharmonic Orchestra. À dix-huit ans, en 1983, il se produit aux côtés de l’Orchestre philharmonique de Vienne. L’année suivante le voit conquérir l’URSS et les États-Unis. Ses premiers enregistrements frappent par leur audace : il aborde d’emblée les redoutables Caprices de Paganini et des concertos de Mozart, manifestant l’éclectisme qui caractérisera son parcours. À vingt-deux ans seulement, il grave celui de Beethoven.

Parallèlement à sa carrière de soliste, Zimmermann cultive une passion profonde pour la musique de chambre, partageant la scène avec Piotr Anderszewski, Alexander Lonquich, Heinrich Schiff ou Emanuel Ax. En 2007, il fonde le trio éponyme avec Antoine Tamestit et Christian Poltéra. Ces dernières années, il affectionne particulièrement les collaborations avec Martin Helmchen et, plus récemment, Dmytro Choni, troisième prix au Concours Van Cliburn 2022, avec qui il se produit à l’Auditorium de Radio France le 14 mars. « Pour moi, la musique de chambre est la couronne de la musique classique. Mon plus grand rêve dans la vie est d’avoir mon propre quatuor. Un concerto, d’une certaine manière, est comme une grande musique de chambre ; vous devez communiquer. Pour la sonate, je pense souvent que le piano est la grande vague et le violon est un surfeur » (Interlude.hk). Parmi les partenaires qui l’ont marqué, le chef Mariss Jansons occupe une place particulière : « Avec lui, on sentait en faisant de la musique qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort » (Preludium.nl). Ses influences discographiques vont de Michelangeli dans Debussy à Richter dans Rachmaninov, en passant par le Bach d’Argerich et le Tristan et Isolde de Carlos Kleiber.

Zimmermann se définit volontiers comme un touche-à-tout, nourrissant un répertoire d’une étendue remarquable. Bartók compte parmi ses compositeurs de prédilection ; il a récemment ajouté à son jeu la Sonate pour violon et piano n° 1, « une œuvre incroyable, un bloc de granit avec toutes les possibilités d’expression » (BR-Klassik). Parmi les concertos, il avoue une

prédilection pour ceux de Sibelius et d’Elgar, qualifiant ce dernier de « très profond et intime, extrêmement difficile, mais qu’il semble en même temps très naturel d’interpréter » (Preludium.nl). Mozart, qu’il a découvert via David Oïstrakh, lui est essentiel ; sa vision a évolué au contact des interprétations historiquement informées. Il compare le génie salzbourgeois à la cuisine italienne : « C’est tellement naturel, il faut juste y aller et se mettre au travail. » La création contemporaine occupe aussi une place centrale dans son parcours, héritage de son apprentissage auprès de Saschko Gawriloff à Berlin, créateur entre autres du Trio et du Concerto pour violon de Ligeti. Zimmermann a fréquenté le compositeur hongrois : « J’ai rencontré Ligeti dans les dernières années de sa vie. Il était très compétent et sage. Il pouvait parler de n’importe quoi et avait tellement d’intérêts. Ma femme est coréenne et il pouvait parler de la culture coréenne avec elle. Mais il était très strict envers lui-même et les autres » (HK).

Les confinements liés à la pandémie ont représenté pour lui une bénédiction inattendue, lui permettant de prendre conscience d’un écueil propre à la vie de soliste : « À un moment donné, vous êtes si connu que vous êtes pris dans un maelström et vous perdez complètement pied. Parce que le véritable développement d’un artiste se fait toujours dans sa propre maison, dans son propre environnement – et non en jouant cent fois des morceaux dans la salle de concert. Je n’en ai vraiment pris conscience que ces dernières années lors de ces confinements. Et je dois être honnête, cela m’a apporté plus que les dernières décennies avec tous les concerts » (BR-Klassik). Il a mis à profit ce répit forcé pour se confronter enfin aux Sonates et Partitas de Bach, un monument qui jusqu’alors l’intimidait, peut-être à cause de ses professeurs, qui ne lui en avaient jamais vraiment donné accès. Le compositeur allemand incarne à ses yeux le défi suprême : « Quand on joue Bach, il faut en quelque sorte oublier tout ce que l’on a appris sur le violon. C’est si pur et si nu, et la technique requise est différente de tout le reste. Il faut s’adapter à chaque style, et aujourd’hui, on ne peut pas jouer la musique de Bach de la même manière que l’on joue Elgar ou Wieniawski » (Gramophone). L’écoute de clavecinistes, mais aussi d’un pianiste comme Murray Perahia, l’a convaincu de la nécessité d’aborder certaines pièces du créateur allemand avec une « légèreté dansante ».

Zimmermann entretient un rapport presque charnel avec son instrument. En 2001, il découvre le Lady Inchiquin, un Stradivarius de 1711 ayant appartenu au légendaire Fritz Kreisler. Ce violon au caractère prononcé l’a contraint à repenser son répertoire et son approche de chaque note : « Ce violon a une gamme incroyable de couleurs. Vous pouvez être l’Elektra de Strauss d’un côté, un merveilleux chanteur de Mozart de l’autre » (BBC Music Magazine).

Rien n’est laissé au hasard dans ses interprétations, qui allient une intelligence stylistique aiguë à un souci du détail constant, sans pour autant sacrifier l’émotion. Ce subtil équilibre entre analyse et spontanéité confère à son art sa puissance singulière. Zimmermann se sent tenu de réinventer sans cesse les œuvres qu’il a jouées des centaines de fois, abordant chaque retour à une partition oubliée comme une première fois – y compris pour le Concerto de Beethoven, interprété selon ses dires plus de trois cents fois. S’il se qualifie de perfectionniste, il refuse le stakhanovisme, limitant, si l’on peut dire, sa pratique à sept heures quotidiennes. Le secret de sa longévité au sommet ? Un travail acharné, certes, mais aussi une gestion réfléchie de son énergie et de son répertoire, à l’image de ses illustres aînés Heifetz ou Milstein.

Hors des salles de concert, Zimmermann se passionne pour le cinéma, des chefs-d’œuvre français à l’univers hitchcockien et à l’ironie buñuelienne. Et s’il fallait le camper en personnage de film, on pourrait sans doute voir en lui cet homme qui en savait trop… pour ne pas cultiver, avec une élégance souveraine, le charme discret du violoniste.

Bertrand Boissard

Frank Peter Zimmermann © Harald Hoffman

Titre
Frank Peter Zimmermann / Fantaisies et variations

Sous-titre
14 mars 2026