Titre block
Femmes je vous aime

Publié le jeu 03/07/2025 - 15:00
Image
Image
Photo : DR
Photo : DR
Body

Depuis Monteverdi, l’opéra a créé des héroïnes inoubliables, tour à tour amoureuses, passionnées, visionnaires et combatives. Des femmes puissantes qui prennent leur destin en main. Tout au long de la saison se croiseront, donnant de la voix, Carmen, Hélène, Jeanne, Juliette, ou encore, chantant au seul orchestre, une princesse des Mille et Une Nuits ou quelque Impératrice straussienne.

Noblesse oblige, l’opéra traite souvent de femmes de bonne famille. Outre la prolétaire Carmen, la saison de Radio France regorge de reines (The Fairy Queen), de princesses (Mélisande), de filles de la grande aristocratie (Juliette), et parfois de déesses, impératrices féériques (La Femme sans ombre) et autres créatures surnaturelles (La Petite Sirène). Mais n’allez pas croire que la vie est un long fleuve tranquille pour nos happy few : des forces maléfiques planent sur leur destin. Dans la Damnation de Faust de Berlioz (du 3 au 15/11), Marguerite est rien moins qu’ensorcelée par Méphistophélès en personne. De par ce maléfice, elle sera condamnée à mort pour avoir empoisonné sa mère, avant d’être sauvée in extremis par le chœur des esprits célestes ! Une trajectoire pour le moins agitée…

De même, la Fairy Queen de Purcell (22/01) tombe amoureuse de Bottom, transformé en âne, en raison d’un sort jeté par les fées. Les femmes sont souvent les pauvres victimes des magiciens. L’univers shakespearien (car le semi-opéra de Purcell est une adaptation du Songe d’une nuit d’été) est décidément riche en poisons et en philtres d’amour. On songe bien sûr à Juliette, qui se suicide au dernier acte en apercevant Roméo mort à son réveil. Dans l’opéra de Charles Gounod (19/02), Roméo s’empoisonne bien pendant que Juliette s’endort, mais celle-ci a le temps de se réveiller à temps pour que les deux amoureux chantent l’air « Viens, fuyons au bout du monde » avec leurs dernières forces. Gounod n'allait tout de même pas refuser une occasion d’écrire une nouvelle envolée lyrique, lui qui réserve à Juliette quelques-uns de ses plus beaux airs, notamment « Je veux vivre » au l’Acte 1 ! Restons avec les amoureux de Vérone. En 1935, Prokofiev imagine un grand ballet pour le Théâtre Kirov de Saint-Pétersbourg à partir de la pièce de Shakespeare. S’il réussit un superbe portrait de « Juliette jeune fille », il réveille Juliette à temps dans une première version, avant même que Roméo ne s’empoisonne. Mais public et autorités soviétiques refusent ce happy end inattendu. Heureusement, le compositeur se remet au travail et conclut son ballet par la sublime « Mort de Juliette ». Comme quoi, à l’opéra comme ailleurs, les histoires d’amour finissent mal en général.

En 1979, Catherine Clément publiait le livre L’opéra ou la défaite des femmes (Grasset). Il est vrai que les héroïnes lyriques y sont souvent perçues comme des femmes faibles ou séductrices, et meurent dans des épisodes d’une extrême violence. Dans l’interdiction d’aimer leur fiancé ou victime d’un prétendant abusif, les personnages féminins sont essentiellement caractérisés par leur rapport à l’homme et la conjugalité, mais cette opposition peut également être vue comme un combat vers leur indépendance. En aimant un Montaigu, Juliette ne refuse-t-elle le diktat imposé par sa famille ? De même, la Schéhérazade de Rimski-Korsakov (09/01 et 04/03) lutte littéralement pour sa survie, la fille aînée du vizir devant raconter chaque soir au sultan une histoire qui le tienne suffisamment en haleine pour qu’il n’ait pas envie de la tuer. Personnifiée par le violon solo, Schéhérazade s’envole vers la liberté dans les dernières mesures. Donnée les 21 et 22 mai, Carmen est le symbole absolu de ce combat farouche contre le patriarcat : la belle gitane est une femme libre qui vit haut et fort au rythme de ses désirs. Elle en paiera le prix et sera victime de ce qu’on appelle aujourd’hui un féminicide. Plus méconnue, la Concepcion de L’Heure espagnole (9 octobre) est la version drolatique de Carmen. Dans l’opérette de Ravel, l’héroïne assume tout autant ses désirs. Au cours d’une après-midi, ses amants, tous plus ridicules les uns que les autres, viennent la déranger. Ici, nulle fin tragique mais le portrait d’une femme irrésistible qui triomphe d’hommes réduits à des pantins.

Le début du vingtième siècle complexifie les héroïnes féminines. Ainsi de Mélisande, la mystérieuse princesse symboliste de Debussy (16/01), ou d’Hélène dans la cantate Faust et Hélène (21 et 22 mai), qui fait jeu égal avec son partenaire masculin. Alors que la psychanalyse se développe, la très viennoise Femme sans ombre de Richard Strauss (04/12) synthétise les aspirations de trois femmes issues de différentes classes sociales (L’Impératrice, La Nourrice et La Teinturière). Le librettiste Hugo von Hofmannsthal offre une réflexion profonde sur la notion d’enfantement et de procréation, signifiée par la fameuse ombre du titre de l’ouvrage. De même, la figure de Jeanne d’Arc est une figure d’une grande complexité. Dans l’oratorio d’Honegger (20/02), la jeune paysanne lorraine apparaît tout à la fois comme une vierge mystique, une victime de la barbarie masculine, un emblème transclasse voire une icône queer. Les points de vue sur les héroïnes changent selon les époques et évoluent en fonction des évolutions de la société.

À l’heure où la frontière entre les genres se brouille, les compositeurs ont de tout temps sondé la psyché féminine. Mozart, Verdi et Puccini notamment ont réussi des personnages inoubliables de femmes. Terminons

ce rapide tour d’horizon des héroïnes de la saison de concerts de Radio France par trois compositeurs masculins qui se sont littéralement identifiés à leurs figures féminines. Ainsi en va de La Petite Sirène (29/05) dans laquelle Zemlinsky se dépeint en créature aquatique abandonnée par son prince, à l’époque exacte où Alma Schindler le quittait pour Gustav Mahler. Donnée du 9 au 17 mars, La Voix humaine est le déchirant monologue d’une femme au téléphone avec son amant qui la quitte et dans lequel Poulenc a mis beaucoup de sa peur de l’abandon. Pendant moderne de l’opéra du compositeur français, Point d’orgue de Thierry Escaich (joué au cours de la même soirée) déploie une nouvelle facette de l’héroïne lyrique. Même personnage féminin que dans l’ouvrage de Poulenc, mais cette fois, c’est l’homme qui souffre de l’emprise amoureuse d’un autre homme. En femme forte, l’héroïne tente de le sauver, mais n’y parvenant pas, elle reprend sa liberté. Aux personnages masculins de subir désormais la manipulation sentimentale et qui sait la mort violente…

Laurent Vilarem