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La musique, un refuge à « l’uniformisation du monde » ?

Publié le mer 01/10/2025 - 15:30
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Stefan Zweig - Source : Wikipedia
Stefan Zweig - Source : Wikipedia
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Et si nous écoutions quelques pages de Mahler (Gustav et Alma), Strauss (Johann et Richard) et même Korngold guidés par la plume à la fois implacable et inconsolable de Stefan Zweig ? 

Il y a cent ans, en février 1925, Stefan Zweig faisait paraître « L’uniformisation du monde »*, un petit texte d’une terrible acuité dans le Berliner Börsen-Courier. Il y témoignait de l’horreur silencieuse que lui inspirait la « monotonie du monde ». Au fil des voyages, il n’avait pu que constater la ressemblance croissante des modes de vie au détriment des coutumes ancestrales. Toutes les villes lui paraissaient identiques : Paris s’américanisait, Vienne se budapestisait. Et tout cela avait une cause : la mécanisation du monde. Rien n’y échappait. Pas même les arts. Des deux côtés de l’Atlantique, la danse, la mode, le cinéma et la radio, pareils et simultanément : « citer les particularités des cultures [était] désormais plus difficile qu’égrener leurs similitudes. » Aujourd’hui, à l’heure du numérique, de l’artificialisation de l’intelligence et de la dématérialisation du savoir et des œuvres, la situation n’est guère meilleure. Sans doute le mal a-t-il même empiré. Au libéralisme a succédé la mondialisation avec ses outrances et ses appauvrissements. Comme à l’époque de Zweig, les individus ne cherchent plus à se distinguer qu’en se fondant dans le groupe avec l’Amérique pour modèle. 

En 1925, Stefan Zweig déplorait donc le sacrifice à la facilité. C’étaient partout les mêmes danses faciles, les mêmes romans de saison, les mêmes films insipides et les mêmes émissions radiophoniques qui s’offraient aux masses sans les appeler à réfléchir. Un art échappait pourtant à sa critique, la musique, grande absente de son article. Non pas qu’il voulût l’ignorer ; il collectionnait trop les manuscrits de Haendel, de Gluck et de Mozart, les esquisses des opéras du répertoire allemand ou italien pour cela. L’apparition démoniaque de Gustav Mahler à la tête de la Philharmonie de Vienne, le merveilleux dynamisme de Richard Strauss et la mémoire de Ferruccio Busoni l’avaient fasciné et, depuis quelques années, il n’hésitait pas à tirer des chroniques de ses expériences musicales. Non, il aimait trop la musique pour que cela fût un oubli. Mais sans doute préférait-il omettre quelques nouveaux courants populaires pour se souvenir de l’époque durant laquelle la capitale autrichienne vivait au rythme de la musique. Ainsi qu’il allait le raconter dans Le Monde d’Hier, c’était une Vienne sonore et magnifique qui avait été le décor de sa jeunesse. Une Vienne dont la musique, paradoxalement, parvenait à unifier les contraires pour « les transformer en quelque chose de neuf et de particulier », « harmoniser en elle toutes les oppositions ethniques et linguistiques » et se faire la « synthèse de toutes les cultures musicales. » Ce que reprochait Stefan Zweig à la nouvelle ère, ce n’était pas le mélange mais la volonté d’écraser toute aspiration à l’originalité. 

Gustav Mahler n’a pas convoqué la musique dans « L’uniformisation du monde ». Ni Mahler, ni Richard Strauss n’ont jamais cherché à se faire aimer de tous ; ils tendaient plutôt vers quelque chose d’unique au risque de déranger. Au point d’exacerber parfois les passions, comme Stefan Zweig le rappelle dans un petit article consacré en 1924 à Richard Strauss et Vienne : « Pour notre génération, pour ceux qui à Vienne ont grandi dans l’amour et l’admiration pour Gustav Mahler (…), pour nous tous, aimer Richard Strauss signifiait au départ une sorte d’infidélité. Je crois que cette confession sincère, même à l’heure la plus festive, ne nous fait pas honte, car le fanatisme aveugle et unilatéral est le beau privilège et le noble défaut de toute passion enfantine. » Dans la Vienne d’autrefois, la musique ne se contentait pas d’unir les cultures. Elle unissait aussi les hommes. Dans les salles d’opéra comme les salles de concert où se produisait la famille de Johann Strauss, les exigences étaient aussi hautes. De même que sur la scène du Carltheater où baron, comtesse, épicier, boulanger et hussards formaient une joyeuse troupe pour Franz von Suppé et sa Cavalerie légère, noblesse et peuple avaient vu en la musique l’art le plus fédérateur et le plus égalitaire. Elle était si exigeante et tous étaient si bien formés que la moindre fausse note était aussitôt réprimandée par les critiques professionnels comme par l’« oreille attentive du public entier ». La politique, l’administration et les mœurs pouvaient être livrés à l’indulgence, mais rien n’était pardonné au musicien. Mais cette musique n’était déjà plus que l’écho d’un temps révolu. Parce que le monde d’hier est demeuré sourd aux masses et s’est laissé emporter par le tourbillon des valses, il a été confronté à la tempête la plus noire de son histoire. Au crépuscule du XIXe siècle, Richard Strauss avait pressenti cette fin de civilisation dont Zweig allait bientôt livrer l’analyse avant de se suicider. Avec la disparition de Don Juan et celle de l’artiste dans Mort et transfiguration, lui aussi avait compris que l’heure n’était plus à la séduction. Rien ne pourrait arrêter le désastre, la fuite seule était permise. La fuite en soi-même avec la musique pour refuge. Nous pourrions alors croire que cette musique viennoise pourrait nous inciter à la clairvoyance et nous permettre d’échapper à la folle machine du monde moderne ; reconnaissons toutefois qu’il est bien délicat de ne pas succomber au pessimisme de Zweig. En 1947, Erich Wolfgang Korngold offrait au public américain la primeur de son Concerto pour violon. Dédié à Alma Mahler-Werfel, il s’abandonnait à la nostalgie. « Plus de guimauve que d’or », s’est écriée la critique en jouant méchamment avec le nom du compositeur. Au moins celui-ci a-t-il évité, en refusant de prendre le train en marche, de rester à quai et de se perdre lui-même dans un wagon affreusement bondé. 

François-Gildas Tual 

 

Joyce DiDonato - Photo : Salva Lopez

Titre
Mahler, Rückert-Lieder / Joyce DiDonato

Maria Dueñas © Felix Broede

Titre
Gala Johann Strauss / Dueñas / Honeck