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L’Apocalypse joyeuse

Arrivé au quart de siècle, on se pose et on fait le point ! Qu’a-t-on entendu dans le monde musical entre 1900 et 1925 ? Et entre 2000 et 2025 ? Un tour d’horizon façon centenaire, en forme de grand état des lieux s’impose, et dont les quatre formations de Radio France se font le relais, cette saison à travers des pages de Stravinsky et Tan Dun aussi bien que Fauré et Thierry Escaich.
On serait tenté de commencer en se demandant si cette saison de concerts ne proposait que des « classiques » ? Du début du XXe siècle sans doute, pour le XXIe, le filtre du temps n’ayant pas encore fait toute son œuvre, on passera allègrement de reprises en créations mondiales (quel luxe !). Mais diable. Qu’est-ce qui fait un « classique », un « tube » ?
Véritable « hit » du premier XXe, L’Oiseau de Feu d’Igor Stravinsky (03/04) a été un succès dès sa création, qui a d’ailleurs incité Diaghilev, le patron des Ballets Russes, à commander à son ami Igor une autre pièce. Ce sera Petrouchka (13/03), qui respire déjà un ailleurs que la suavité à la Rimski-Korsakov de L’Oiseau n’avait pas encore. Séduction, vitalité. C’est aussi ce que le Stravinsky de la période russe partage avec le suisse Arthur Honegger, et son poème symphonique à la mécanique rutilante Pacific 231 (au programme du même concert que L’Oiseau de Feu). Car si cette courte pièce est programmée régulièrement, ce n’est pas le cas tous les jours du reste de la musique d’Honegger, qui stagne régulièrement dans le purgatoire des salles de concerts. Pourquoi une telle situation ? Comment propulser une œuvre à la postérité, tandis que d’autres se tiennent éloignées des scènes ?
Honegger et son Roi David (25/09), oratorio rarement joué mais rempli de trésors, trouve peut-être les origines de sa relative absence des scènes musicales par l’emploi d’un narrateur et d’une thématique sacrée, dans une époque où le religieux perd de son empreinte. Pour le même type d’effectif, L’Heure espagnole de Maurice Ravel (09/10), quant à elle, représente un vrai problème économique pour les programmateurs. Un opéra d’une heure avec les forces musicales d’un grand ouvrage de toute une soirée ? Une maison lyrique sera forcée de programmer un autre opéra du même format, ce qui ne court pas les rues. À la Maison de la Radio et de la Musique, on sera à cheval entre concert symphonique et opéra en version de concert. Assis entre deux mondes.
Certains compositeurs sont aussi happés par un voisinage trop présent. C’est le cas d’Alexandre von Zemlinsky, dont on entendra le long poème symphonique d’après La Petite Sirène d’Andersen (29/05). Un certain Arnold Schoenberg prend des cours auprès de lui, et devient un proche. Au point qu’Arnold épouse la sœur d’Alexandre, Mathilde. Mais, il ne pouvait visiblement pas y avoir deux post-romantiques fameux dans la même famille…
Et puis, si l’on voit plus loin, dans notre ère post-MeToo, on a enfin déplacé nos axes des normes. Difficile pour la jeune Lili Boulanger de faire reprendre de multiples fois sa grande cantate du Prix de Rome Faust et Hélène, créée dans le cadre très feutré de l’Institut de France, sous la Coupole, en 1913 (reprise les 21 et 22/05 prochain). Jeune femme de santé fragile, elle s’éteint à seulement 24 ans, dans une société qui n’est pas prête à déplacer sa misogynie. Dommage pour eux, les témoins de l’époque, tant mieux pour nous, les spectateurs d’aujourd’hui ! Un classique du répertoire doit donc remplir de nombreuses cases ! Sociétales, économiques, historiques. Alors, dans ce fatras tout sauf musical, quelle place pour l’artiste et sa vision ?
Eh bien parfois, on remarque qu’un classique, c’est aussi une confrontation. Une œuvre peut être en adéquation avec son temps, mais en s’y confrontant brutalement. En allant « trop » loin à un moment donné. C’est le cas de trois œuvres emblématiques qui seront données cette saison : La Valse de Ravel (11/09), Le Mandarin merveilleux de Bartók (17/04) et Le Sacre du printemps de Stravinsky (19 et 20/06). La réaction abrupte du public et de la critique peut en effet créer l’effet inversement escompté : transformer une œuvre aux arêtes saillantes et modernes en classique instantané.
Ces trois-là, Igor Stravinsky, Maurice Ravel et Bela Bartók, sont des musiciens « cultes ». Impossible de passer à côté de leur musique. Y compris de leur vivant ! Rendez-vous compte, on enseignait aux étudiants du Conservatoire de Paris comment écrire dans le style de Ravel de son vivant (on n’a jamais réitéré l’expérience de ce point de vue). Quant à Igor Stravinsky, il était introduit comme une rock star à la télévision américaine par un Leonard Bernstein transit d’admiration. Dans le genre immanquable, et d’ailleurs très présent cette saison avec ses Symphonies n°1, 2 et son poème symphonique Les Cloches, Sergueï Rachmaninov était, de son vivant, plus connu comme pianiste que comme compositeur. Une star du clavier aujourd’hui (presque) oubliée, contrairement à ses œuvres. Certains compositeurs « cultes » le sont aussi grâce à… une seule œuvre ! Toujours terrible de réduire la production d’un artiste à ce point, mais le filtre du temps est impitoyable. De Jean Sibelius, on connait la mélodie initiale de son Concerto pour violon, mais connait-on vraiment Tapiola et sa Symphonie n°7 (10/04) ? De Gabriel Fauré, quid d’autre chose que du Requiem ? Son sublime Quintette pour piano et cordes n°2 par exemple (11/01) ?
En regard de ces états d’âmes du quart 1900, qu’est-ce qui rend un compositeur d’aujourd’hui immanquable, en 2025 ? Qui de nos jours peut se targuer d’être « classique » et pourquoi ? Souvent, c’est la liberté artistique qui caractérise les voix les plus importantes. La musique immatérielle de la Finlandaise Kaija Saariaho est désormais entrée au répertoire. Sans doute grâce à sa puissance d’évocation et au pouvoir de séduction immédiat qu’elle opère sur l’auditeur (on y revient). Son Concerto pour trompette Hush (13/02) a été écrit dans les circonstances dramatiques de la fin de vie de la compositrice. Atteinte d’un cancer du cerveau, elle a même fait entrer dans l’orchestre le son brutal des IRM qu’elle subissait pendant cette période. Dans un univers pas si éloigné, la Française Betsy Jolas ne s’est jamais laissée enfermer dans une case. Son langage musical, mélodique et instinctif qui ne renie pas la tradition de l’avant-garde, s’est fait une place de choix dans le milieu musical depuis de nombreuses décennies maintenant. Nul doute que les deux concerts où l’on entendra sa musique (7/02 puis 19 et 20/06 pour une création mondiale) seront de véritables évènements. Quant au héros du festival Présences 2026, le Grec Georges Aperghis, il s’est construit une identité forte en se trouvant toujours à côté de ce que l’on attend « classiquement » d’un compositeur de musique savante occidentale : le théâtre, le happening, le vivant et l’hétéroclite. Voilà une poétique qui traverse l’œuvre d’Aperghis, dont on entendra les Récitations (08/02). En voilà une œuvre mythique ! Les Récitations sont une telle exploration de la voix sous toutes ses coutures, avec une personnalité forte et identifiable en quelques secondes, qu’un curieux ou un amateur du genre ne peux passer son chemin.
Les Récitations se sont imposées dans le répertoire, tout comme la musique de certains des compositeurs qui viendront diriger ou jouer directement leurs œuvres cette saison. On peut mettre en parallèle les personnalités du Britannique Thomas Adès et de l’Allemand Matthias Pintscher. Tous deux chefs d’orchestre et compositeurs, ils viendront diriger leur musique en compagnie de pièces du répertoire (10 et 17/04). De ces programmes, on retiendra notamment la création française de In Seven Days de « Tom » Adès : une vaste symphonie avec piano concertant décrivant les sept jours de la création de l’univers dans les Écritures. Quant au Français Thierry Escaich, on entendra sa musique écrite avec orchestre (16 et 19/10, 9 au 17/03 et 11/06), tout en l’écoutant lui-même aux claviers de l’orgue de l’Auditorium (21/04). Il fallait bien cela pour celui qui est une des plumes françaises les plus jouées à l’étranger et, depuis peu, le nouveau co-titulaire des claviers de l’orgue de Notre-Dame de Paris.
En conclusion, être un classique en quelques phrases ? C’est entrer en phase avec son époque, la sentir, l’épouser… ou s’y opposer brutalement. C’est aussi ne pas hésiter à prendre à bras le corps certaines notions fondamentales comme l’hédonisme ou la liberté de langage. Certaines œuvres s’imposent immédiatement. Pour d’autres, il faut la vigueur des salles de concerts et des interprètes pour nous proposer qu’elles entrent dans nos cœurs et nos consciences. Un exemple parfait de cette rétrospective de quarts de siècles ? Les musiques de Bela Bartók et de Peter Eötvös se croiseront (le 13/02), pour une soirée hongroise où tubes de la modernité rimeront avec un hommage au maître des chants populaires des campagnes. Rendez-vous en 2125 ?
Thomas Vergracht