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Le Chœur à l’ouvrage

Cette saison donne l’occasion d’entendre à quelques mois d’intervalle deux ouvrages clés de Honegger : Le Roi David et Jeanne au bûcher. Participant du renouveau moderne de l’oratorio, ils révèlent un compositeur généreux, soucieux de toucher le public par un univers sonore éloquent et imagé, avec le chœur pour héraut premier.
Au début des Années folles, l’oratorio n’est plus ce qu’il était. Après un âge d’or baroque, son essence s’est peu à peu dissoute : musardant en terre profane, par exemple chez Schumann (Scènes de Faust) ou chez Bruch (Odysseus), il a cédé son créneau privilégié (la Bible) à l’opéra – voyez Samson et Dalila ou Salomé.
Arthur Honegger (1892-1955) va contribuer à sa renaissance moderne. Avec lui, l’oratorio est définitivement versatile : sacré ou profane, destiné au concert, à la radio ou à la scène. Il prend d’ailleurs des intitulés nuancés, tels que « psaume symphonique » (Le Roi David), « opéra sérieux » (Judith) ou « légende dramatique » (Nicolas de Flue). L’invariant ? Outre un sujet spirituel ou humaniste, une dramaturgie à forte dimension chorale et souvent juxtaposée en tableaux. Avec les titres déjà cités, Honegger offrira au genre un Cantique de Pâques, Cris du monde, La Danse des morts ou Une cantate de Noël. La cantate chorégraphique Amphion ou les fresques radiophoniques Christophe Colomb et Saint François d’Assise s’en rapprochent aussi. De ce grand œuvre dramatique réparti sur trente-cinq ans de carrière, Le Roi David et Jeanne au bûcher restent en mémoire.
Musique de scène destinée à une pièce de René Morax, Le Roi David est créé en 1921 au Théâtre du Jorat, près de Lausanne. Trois ans plus tard, répondant au vœu de Honegger d’en tirer un oratorio condensé, Morax adapte le propos de sa pièce en narration pour récitant unique. Jeanne au bûcher est aussi pensée sous forme scénique par ses concepteurs : Ida Rubinstein, la danseuse-actrice instigatrice de l’ouvrage et première interprète du rôle-titre, Paul Claudel le librettiste, et Honegger. Prévue à l’Opéra de Paris, la création est toutefois reportée à Bâle, en 1938 et en concert. La scène attendra Zurich, quatre ans plus tard.
Chez Honegger, l’oratorio est œuvre œcuménique, délivrée des frontières confessionnelles. Inspiré à Morax par un voyage en Inde, Le Roi David est autant tragédie biblique que songe orientaliste, nimbé des rites hindous entrevus à Rameswaram. Ouvrage hagiographique narrant le destin d’une Jeanne d’Arc récemment canonisée (1920), Jeanne au bûcher résulte des volontés conjuguées d’un trio singulier : une artiste juive – Ida Rubinstein essuie des insultes antisémites lors de la représentation de mai 1939 à Orléans, et doit se réfugier en Angleterre en 1940 –, le plus grand écrivain catholique de son temps… et un compositeur protestant.
Une offrande au public
Né au Havre de parents zurichois, Honegger est en effet imprégné de culture helvético-protestante. Il voit en l’écriture chorale l’instrument privilégié d’une musique accessible. Quatorze des vingt-sept numéros du Roi David font ainsi appel au chœur mixte ; et dans Jeanne au bûcher, chœur mixte ou voix d’enfants sont de presque toutes les scènes ! Le compositeur lui confie des pages frappantes et variées. Le Roi David alterne psaumes et cantiques – parfois sur des vers de Clément Marot –, chants de victoire ou de lamentation, et la sensationnelle « Danse devant l’Arche ». Dans Jeanne au bûcher, le chœur incarne les Voix du Ciel (les anges) et de la terre (les accusateurs de Jeanne). Il reflète aussi le folklore français, réel (la chanson lorraine « Trimazo ») ou imaginaire (« Voulez-vous manger des cesses ? » ou la « Chanson d’Heurtebise »). Mêler musique savante et fonds traditionnel n’est pas tabou pour Honegger.
Le projet de René Morax est similaire : ce poète vaudois a créé en 1908 à Mézières le Théâtre du Jorat, théâtre populaire et campagnard faisant appel à des amateurs locaux : acteurs, mais aussi instrumentistes à l’effectif disparate proche de la fanfare, et de nombreux choristes. D’où un Roi David à l’écriture chorale abordable, et dont la première instrumentation retrouve les couleurs de l’orphéon idéal décrit par Cocteau dans Le Coq et l’Arlequin (1918) : une quinzaine de bois, cuivres et percussions, enrichis d’une contrebasse et d’un pianiste (qui passe du célesta au piano ou à l’harmonium). Ambition comparable – même si les moyens furent autres – pour Jeanne au bûcher : frappée par la représentation d’un mystère médiéval donné par des étudiants de la Sorbonne, Ida Rubinstein rêvait d’un grand spectacle populaire.
La voix parlée contribue beaucoup à l’accessibilité de ces œuvres, qu’elle rend plus compréhensibles… et bien plus brèves que si tout était chanté. Cas d’école : le récitant. Contrairement à la tradition baroque, celui du Roi David est parlé. Dans Jeanne au bûcher, l’usage est démultiplié : le rôle-titre, frère Dominique, Heurtebise, la Mère aux tonneaux et dix rôles secondaires requièrent au total quatre récitants. Le Chœur de Radio France et l’Orchestre national de France ont immortalisé en 1993 la Jeanne de Marthe Keller, accompagnée du frère Dominique de Georges Wilson, sous la direction de Seiji Ozawa (DG).
Ajoutez à cela un art, chez Honegger, de la brièveté, des contrastes et du spectaculaire. Très concis, les nombreux numéros du Roi David forment un kaléidoscope sonore. Plus fondues dans leur enchaînement, les onze scènes de Jeanne au bûcher affichent un même tournoiement d’interventions solistes ou chorales, vocales ou instrumentales. De la « Danse devant l’Arche » (Le Roi David) au « Roi qui va-t-à Rheims » (Jeanne au bûcher), certains tableaux se muent en fresque grouillante de vie et somme toute opératique. Marches, cortèges et fanfares du Roi David semblent aussi hérités du grand opéra français. Et la vocalité lyrique se trouve parodiée avec humour chez l’évêque Cauchon (Jeanne au bûcher), ténor de caractère oscillant entre valse grinçante à la Chostakovitch et jazz des années 1930.
Cette esthétique généreuse et bigarrée vaut au compositeur un accueil enthousiaste : Le Roi David et Jeanne au bûcher sont vite populaires. Le premier, par la grâce d’une partition volontiers reprise par les amateurs. La seconde, dès la tournée réalisée en 1941 par le « Chantier orchestral » d’Hubert d’Auriol dans quarante villes de la zone libre : Jeanne luttant pour la libération de son pays prend alors des accents résistants que soulignera encore le Prologue ajouté en 1944 : « La France était inane et vide / Et les ténèbres couvraient la face du royaume ». L’œuvre a néanmoins triomphé à Paris en 1942 : les voies du succès sont impénétrables…
Une tour de Babel musicale
Psaumes, opéra, folklore, jazz : toute la musique est chez Honegger, car Honegger est à la croisée de toutes les musiques. Ennemi de la tour d’ivoire et de l’hermétisme, le compositeur vit son art en lien avec tous les moyens d’expression et médias de son temps : théâtre, danse, cinéma ou radio. Membre du Groupe des Six, il n’en est jamais prisonnier. S’aventurant dans les genres hybrides et le métissage stylistique, il évoque une locomotive avec l’orchestre de Pacific 231 (1923), participe au Napoléon d’Abel Gance (1927) ou tâte de l’opérette libertine (Les Aventures du roi Pausole, 1930). Si l’oratorio est la part la mieux connue de son catalogue, elle est loin de le résumer.
Le Roi David et Jeanne au bûcher offrent d’ailleurs une remarquable synthèse des influences avec lesquelles Honegger se plaît à jouer, passé et présent mêlés. Outre le folklore déjà évoqué, on trouve ici un plain-chant grégorien, là un choral digne de Bach, plus loin des ambiances venues de Debussy ou de Fauré, ailleurs un cubisme polytonal et stravinskien. Populaire, mais jamais banal. Ni désuet : dans Jeanne au bûcher, le hululement des ondes Martenot figure le hurlement d’un chien et la douleur atroce ressentie par Jeanne. Honegger a été l’un des premiers à composer pour cet instrument électronique alors tout récent, pour un film d’Abel Gance (La Fin du monde, 1930). Le XXe siècle est siècle d’image, et les ondes Martenot offrent au son une nouvelle plasticité – d’où leur succès au cinéma. Homme de la modernité, Honegger conjugue ainsi dans ses oratorios spiritualité et sens de l’effet. Possible grand frère de Messiaen, mais peut-être oncle caché de John Williams…
Chantal Cazaux

