Sous la baguette de John Eliot Gardiner et de Stephen Layton, l’hiver de la Maison de la Radio et de la Musique dessine un pont musical entre les deux rives de la Manche. Trois rendez-vous tissent un dialogue fécond entre les deux pays et entre deux traditions que tout semble opposer mais que l’histoire, les échanges et la curiosité des interprètes rapprochent depuis toujours.
La relation franco-anglaise (ou anglo-française) est intéressante. Cette hostilité déguisée en blagues qui ne font rire qu’un seul côté de la Manche, cette cordialité piquante sur fond de querelles millénaires en armure a pu nous occuper jusque dans les années 1990 et 2000. Qu’en est-il aujourd’hui ? Il faut reconnaître que l’antagonisme taquin a cédé la place à une gentille indifférence un peu essoufflée (qui lance encore « la perfide Albion » ?), qui semble dire : l’actualité est trop tragique pour continuer à se chamailler. Pourtant, musicalement, cette relation d’amour/haine a produit de la musique qui, elle, ne périmera jamais.
Les étudiants en musicologie le savent : étudier la musique française demande d’ouvrir des ouvrages anglais. Difficile d’échapper à David Cairns et Julian Rushton quand on étudie Berlioz. Depuis le XVIIIᵉ siècle, la musique anglaise s’est souvent pensée en miroir de la musique française. Après Purcell, l’Angleterre a traversé un long passage sans grande école nationale de composition, alors que la France, sous Louis XIV puis au XIXᵉ siècle, disposait d’institutions puissantes (Académie royale, Conservatoire, Opéra). Les intellectuels anglais ont donc très tôt regardé vers la France comme vers un modèle d’organisation, d’esthétique et de raffinement (« J’en suis venu à la conclusion que j’étais un peu lourd et empâté ; que j’avais atteint une impasse, et qu’un petit polish à la française me ferait le plus grand bien », disait Ralph Vaughan Williams, en parlant de ce qu’il retint de ses études avec Ravel). Les artistes et intellectuels anglais ont longtemps séjourné à Paris : Pelham Humfrey a étudié le style français auprès de Lully avant de l’enseigner à Purcell (et cela s’entend !), Haendel y a puisé le goût français, Elgar y fut honoré, et Britten y a trouvé son élégance et sa lucidité. Les chercheurs britanniques du XXᵉ siècle ont naturellement prolongé ce tropisme : Cuthbert Girdlestone sur Rameau, Roger Nichols sur Debussy et Fauré, David Cairns sur Berlioz, etc.
Le 16 janvier, John Eliot Gardiner (dont on recommande le visionnage du South Bank Show – Revolution and Romance de 1996, dans lequel il parcourt les routes françaises pour mieux comprendre la musique de Berlioz) ouvre le bal avec un programme Rameau / Debussy. Entre l’un, architecte de l’opéra baroque français, et l’autre, poète des timbres et des demi-teintes, se déploie près de deux siècles d’art français, du règne de Louis XV à celui de la lumière impressionniste. La Suite des Boréades de Rameau, recréée par Gardiner dès les années 1980, retrouve ici une vigueur théâtrale presque chorégraphique. En regard, des extraits de Pelléas et Mélisande et de L’Enfant prodigue de Debussy — notamment les airs de Lia et de Mélisande, confiés à la soprano Anna Prohaska — rappellent que l’héritage du baroque français irrigue jusqu’aux sortilèges debussystes.
Quelques jours plus tard, le 22 janvier, Gardiner se tourne vers son propre patrimoine, en juxtaposant Purcell et Britten. D’un côté, le génie baroque du XVIIᵉ siècle, auteur d’une musique vocale où la rhétorique et la ferveur s’équilibrent à la perfection ; de l’autre, le compositeur du War Requiem et de Peter Grimes, héritier spirituel de Purcell et figure centrale du renouveau anglais du XXᵉ siècle. Ce programme souligne la continuité d’une tradition nationale qui a toujours puisé dans le texte et la voix sa puissance expressive. Le jeune Purcell connaissait les œuvres de Lully et les raffinements du style versaillais : il fréquenta des compositeurs anglais formés à la cour de Louis XIV, et l’on retrouve dans ses semi-opéras et ses symphonies pour théâtre les rythmes de danses françaises, l’architecture en « entrées », le goût des ouvertures à la française et des chaconnes finales. La cour de Charles II, revenue d’exil à Paris en 1660, avait ramené un goût prononcé pour l’éclat et la mesure du modèle versaillais — goût dont Purcell, élève du Chapel Royal, fut le plus brillant traducteur. Ainsi, dans King Arthur ou The Fairy Queen, la grandeur dramatique anglaise se teinte de galanterie française, comme un souvenir lointain des jardins du Roi-Soleil. Chez Britten, cette clarté héritée de Purcell devient une lumière âpre, parfois ironique, parfois douloureuse, où se reflète la conscience moderne d’une Europe meurtrie par deux guerres. En confrontant Rameau et Debussy à Purcell et Britten, Gardiner met en regard deux humanismes : celui, apollinien, de la France, et celui, plus introspectif, de l’Angleterre.
Le 10 mars, c’est au tour du Chœur de Radio France, placé sous la direction de Stephen Layton, de prolonger ce voyage à travers les correspondances franco-britanniques. Le programme intitulé Choral Masterpieces fait entendre les Choral Hymns from the Rig Veda de Gustav Holst, inspirés des textes sacrés indiens, des pages françaises (Impromptu pour harpe de Gabriel Fauré et Chant funèbre de Chausson), avant de se conclure avec The Ballad of Little Musgrave and Lady Barnard de Benjamin Britten, puis une Messe pour chœur d’hommes et orgue du compositeur anglais David Briggs, commande de Radio France.
Cette succession de pièces offre un panorama des deux traditions chorales. L’école anglaise, héritière d’Oxford et de Cambridge, privilégie la pureté des lignes, la fusion des voix, la rigueur contrapuntique héritée de la Renaissance. La tradition française, depuis Fauré et Debussy, cultive l’alliance du texte et de la couleur, l’inflexion du mot et la transparence des harmonies. Stephen Layton, l’un des plus grands chefs de chœur britanniques actuels, fondateur du groupe Polyphony et longtemps directeur musical du Trinity College Choir de Cambridge, fera (peut-être ?) sonner le Chœur de Radio France de façon à la fois française par sa tradition et anglaise par sa précision.
En filigrane, c’est une même idée qui traverse ces trois concerts : la musique, plus que tout autre art, ignore les frontières. Et, de façon moins naïve : le regard de Gardiner sur Rameau et Debussy, celui de Layton sur Fauré et Britten, témoignent d’un dialogue constant entre deux sensibilités : celle du mot et celle du son. Et de façon encore moins schématique : entre Versailles et Aldeburgh, entre la prose de Pelléas et la ferveur du War Requiem, une même exigence se lit : l’équilibre entre rigueur et émotion.
De quoi raviver la flamme compliquée entre Français et Anglais.
Christophe Dilys