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Magnolias para siempre

Publié le ven 05/12/2025 - 11:15
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Drapeau espagnol
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Avec Bizet, Rodrigo et même Rimski-Korsakov, l’Orchestre National de France passe la nouvelle année sur les chemins et dans les palais d’Espagne. Bon voyage ! 

Sont-ce les musiciens qui sont redevables à l’Espagne ou l’Espagne qui est redevable aux musiciens ? Si nous en croyons un pli de Debussy adressé au poète Pierre Louÿs, il serait « dommage pour Grenade » que nous n’entendions pas son évocation d’une soirée andalouse dans la deuxième Estampe. Et puisque Manuel de Falla, espagnol de naissance, a entendu en Iberia une pièce « plus ibérique que nature », nous ne regretterons pas de manquer de moyens pour nous payer le voyage ; comme Debussy, nous pourrons « suppléer par l’imagination ». Certes, notre Espagne pourrait alors ressembler à un tableau de Carmen. Un décor un peu barbare et follement coloré, propice aux déhanchements et aux danses, aux interjections et aux noms de villes délicieusement dépaysants. De l’Espagne, Bizet a retenu des images conventionnelles de cigarières et de gitans, des modes musicaux et des inflexions mélodiques plus ou moins hispanisantes. On admire l’or et la pourpre, la fleur entre les dents d’une femme outrageusement séduisante. Mais d’avoir troqué sa tenue de prostituée pour un habit d’ouvrière n’empêche pas Carmen d’être chez Bizet aussi déroutante que chez Mérimée. Défiant l’ordre public de la IIIᵉ République, ses mœurs perturbent le temple du mariage installé à l’Opéra-Comique. Autant dire que Bizet n’a pas eu besoin de mettre les pieds en Espagne pour faire du pays de Carmen un monde à la fois léger et tragique, un monde où l’on gagne sa liberté au risque de mourir. 

Pour un voyage plus réaliste, nous pourrions nous tourner vers Chabrier qui, la quarantaine fêtée, arrive enfin à San Sebastián en famille. Ayant eu un ancien carliste réfugié en France pour professeur, il a très tôt ressenti le besoin de visiter l’Espagne. Désormais, il se défend de n’être qu’un simple touriste : « D’ici huit jours, nous ne serons plus de faux Espagnols », assure-t-il, bien que la cité cosmopolite ne lui offre qu’une couleur locale « atténuée ». Il se rend donc à Séville, Grenade, Cordoue et Barcelone. À Valence, il découvre une danse qui sonnera le départ d’España. « Aucun Espagnol n’a su rendre avec autant de génie et de vérité la diversité de la jota telle qu’elle est chantée par les paysans aragonais », s’exclame Falla à l’écoute du morceau du Français. Vécue, l’Espagne de Chabrier semble plus vraie que l’originale. Mais il revient à Debussy, selon Falla, d’avoir révélé aux Espagnols les possibilités de leur propre musique. N’ayant guère poussé son incursion plus loin que San Sebastián, il a pu assister à une corrida avant de rêver son Espagne sans prétendre à une quelconque authenticité. Il est vrai que l’Espagne, à cette époque-ci, séjournait en France. Viñes, Albéniz, Falla : tous étaient à Paris au début du XXᵉ siècle. Et Falla d’en conclure que Debussy parvenait inconsciemment à prêter des traits espagnols à des pièces qui n’en revendiquaient pas les origines, « à rendre envieux — lui qui ne connaissait réellement pas l’Espagne — bien d’autres qui la connaissaient trop ! » 

Rien de surprenant, alors, à ce que le plus espagnol de nos compositeurs n’ait jamais franchi les Pyrénées, malgré ses racines maternelles ibériques et sa naissance au Pays basque. Conquis par la Rapsodie espagnole de Ravel, Roland-Manuel y apprécie une Espagne « de songe et de mensonge » ; pour ma part, et pour reprendre une critique du Figaro, « je ne connais point ce pays, toute évocation me ravit pourvu qu’elle soit vivante et colorée, et celle de M. Ravel l’est parfaitement. » Le plus étonnant, c’est que son inspiration vienne de plus loin encore, puisque c’est le Capriccio de Rimski-Korsakov qui a poussé Ravel à se lancer dans « quelque chose d’espagnol ». L’œuvre d’un compositeur et officier de marine russe que les navigations ont conduit à Cadix. Un morceau « vif et brillant mais superficiel », selon Rimski-Korsakov lui-même. L’essence rythmique de l’Espagne entre alborada (aubade), danse gitane et fandango. Avant lui, un autre Russe s’était essayé à l’exercice : Glinka avec sa Jota aragonaise et sa Nuit d’été à Madrid. Voilà qui était plus typique que la Symphonie espagnole de Lalo, dont les allusions se résumaient à peu près à un motif de habanera. Voilà surtout la preuve qu’il n’est pas besoin de partir pour se sentir espagnol. Au point que c’est à Paris que les Espagnols eux-mêmes composent. Falla, bien sûr, mais aussi Joaquín Rodrigo, qui profite de notre capitale pour écrire son Concerto d’Aranjuez. Il s’y souvient des jardins du palais royal, partage avec nous « les fragrances des magnolias, le chant des oiseaux, et les ruissellements des fontaines ». L’Espagne est chez nous et, déjà, il nous semble pouvoir marcher sur les traces de Chabrier et, à sa suite, annoncer : « Empiezo a hablar muy bien : daré, en invierno, dos lecciones de español a las señoritas » – Je commence à parler très bien : je donnerai, en hiver, des leçons d’espagnol aux dames… 

François-Gildas Tual 

 

Thibaut Garcia © Warner Classics / Marco Borggreve

Titre
Concerto d’Aranjuez / Thibaut Garcia

Sous-titre
31 décembre 2025 et 1er janvier 2026