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Pour la musique, le conte est bon

Que cachent tous ces contes qui émerveillent petits et grands ? Que nous disent lutins et fées, princesses et héros légendaires, au-delà de la musique qui nous les rend si proches ?
Si les murs de la Maison Ronde ne sont pas en pain d’épices, ils ont à l’évidence des oreilles que les contes séduisent. Aussi les petits mélomanes se réjouiront-ils de retrouver Blanche-Neige dès l’automne, avant de s’abriter aux beaux jours sous la cape du Petit Chaperon rouge. Tirez la chevillette du Studio 104 et la bobinette cherra ! Tout en restant prudents. On prétend en effet qu’un chien-loup réputé féroce rôderait dans les coulisses… De ceux que les plus grands se plairont à prendre en chasse moyennant quelques frissons, aux côtés d’un Sherlock Holmes toujours prompt à mener l’enquête. L’affaire, toutefois, n’est ici rien moins qu’élémentaire : au moment où la lumière décline, le temps est venu de s’en laisser conter !
Que les moins jeunes, d’emblée, se rassurent : il n’est pas d’âge pour savourer ces récits qu’Andersen refusait d’adresser aux seuls enfants. Car derrière les mots, les contes ont toujours quelque chose à nous dire… De là peut-être l’attirance de tant de compositeurs pour ces « inusables cailloux » dont ils feraient quelques pépites musicales, à l’instar d’un Ravel qu’une âme d’enfant semblait attirer irrémédiablement vers les sortilèges. Avant que sa célèbre fantaisie lyrique sur un poème de Colette ne voie le jour, féerie, princesses et Petit Poucet se côtoyaient déjà dans cinq pièces enfantines réunies sous le nom de Ma Mère L’Oye. Une référence explicite aux contes de Perrault, que le musicien ferait voyager du piano à l’orchestre par le subtil mélange des timbres, ouvrant grandes les portes de l’imaginaire.
Sous l’égide du tutu et des pointes, la réunion de conte et musique avait abouti, dès le siècle précédent, à quelques véritables chefs-d’œuvre. Après « l’humiliante déconvenue » du Lac des Cygnes, le fécond pas de deux initié par Tchaïkovski et Petipa marquait une étape décisive dans la carrière du compositeur, qui trouvait là une formule magique ouvrant la voie à Casse-Noisette. Mais c’est vers La Belle au bois dormant que le cœur du musicien continuerait à pencher, comme celui de Noureev pour qui elle n’était rien de moins que « l’accomplissement parfait de la danse symphonique ». Ignorant la remarque du tsar, qui avait gratifié à sa sortie la musique de Tchaïkovski d’un piquant « très joli », l’œuvre devait en effet s’affirmer comme une des pages incontournables du répertoire, et gravir les collines d’Hollywood au moment où Walt Disney l’adapterait à l’écran, figeant dans les mémoires la mélodie d’un Once upon a dream tout droit sorti du ballet.
Du rêve à la réalité il n’est parfois qu’un menu pas, qu’une simple pantoufle nous aide à franchir. Celle de Cendrillon en l’occurrence, dont les musiciens se sont saisis à pleines mains. Nicolas Isouard, Gioacchino Rossini, Jules Massenet, Johann Strauss fils, Gustav Holst, Pauline Viardot, Ermanno Wolf-Ferrari, Peter Maxwell Davies… les exemples sont aussi nombreux que les controverses au sujet de la composition des souliers ! Difficile toutefois de ne pas s’arrêter, dans le domaine du ballet, sur celle de Prokofiev, qui met en musique quelques-unes des composantes fondamentales du conte. Si l’amour triomphe ici, c’est bien en dépit des obstacles entravant le chemin d’une héroïne que le compositeur souhaitait voir évoluer parmi nous. Une Cendrillon de chair et d’os donc, qui ne devait en aucun cas laisser indifférent. Lorsque les douze coups menaçants de l’horloge résonnent à l’orchestre, ce sont nos certitudes qui vacillent, nous rappelant à ce « miroir magique » qu’est le conte pour Bruno Bettelheim, où se reflète le tumulte intérieur de l’esprit humain.
La scène lyrique n’avait, quant à elle, pas attendu pour faire les yeux doux au conte de fées. Le montre assez la Cenerentola de Rossini, laquelle voyait, dès 1817, son iconique chaussure remplacée par un bracelet de cristal afin de ne pas dévoiler les pieds de l’interprète à l’assemblée. De même, le Hansel et Gretel d’Humperdinck, placé sous la direction du jeune Richard Strauss à Weimar, trouverait-il d’emblée le succès. Force est d’avouer en effet que ce « festival sacré pour garderie » où s’opère un savant mélange entre mélodies populaires et clins d’œil appuyés à Wagner se mange sans faim, contrairement aux contes qui ne cessent d’aiguiser l’appétit vorace des musiciens ! Galvanisé par la réussite de son compatriote outre-Rhin, Massenet n’attend pas que le carrosse de « sa » Cendrillon se transforme en citrouille pour la faire monter sur les planches du théâtre Favart où elle triomphe à son tour, avec la complicité inattendue de la fée électricité.
Jusque dans le répertoire instrumental, c’est tout le courant romantique qui s’abreuve encore de contes au dix-neuvième siècle. Par-delà les légendes médiévales et autres mythes qui innervent abondamment les œuvres musicales, donnant parfois matière à de futurs récits – la belle Mélusine présente dans l’ouverture de Félix Mendelssohn n’est pas sans rappeler la petite sirène d’Andersen –, les « Märchen » sont partout. Qu’on ne soit pas surpris, dès lors, de voir le terme affleurer chez certains compositeurs, au premier rang desquels Robert Schumann, dont les Märchenbilder pour violon et alto rappellent ces livres d’images offrant aux enfants de s’approprier les contes dès leur plus jeune âge. L’heure n’est pas encore à la psychanalyse qu’on aime déjà se faire peur sous l’alibi du récit, où le fantastique s’invite à son tour. De là quantité de lutins et de fées, de feux follets et de spectres, de personnages de fiction inquiétants mais néanmoins attirants pour les musiciens de l’époque, que les contes d’Hoffmann séduisent au-delà de la seule œuvre du célèbre Offenbach.
Nombreux sont, en effet, les chemins menant à ces histoires intemporelles, y compris celui de l’exil. Dans les Contes pour la vieille grand-mère de Prokofiev, les mots ont disparu au profit des souvenirs, nourris par la sensibilité des musiciens slaves à l’égard du folklore national auquel l’Oiseau de feu avait donné des ailes, et d’un voyage introspectif que nulle frontière n’arrête. C’est que le conte, fenêtre ouverte sur soi comme sur l’ailleurs, offre un formidable espace de liberté où l’orientalisme trouve également sa place. Quand Stravinski choisit la Chine pour y faire chanter son Rossignol, les contes des Mille et Une Nuits ressurgissent de leur côté dans Shéhérazade de Rimski-Korsakov derrière le terrifiant Shahriar, qui n’est pas sans rappeler Barbe-Bleue dans l’opéra de Bartók. Le loup, lui, n’est jamais loin : pour peu que vous osiez vous aventurer dans les Études-Tableaux de Rachmaninov, vous tremblerez sans doute… Avant de réaliser que Charles Dickens ne fut pas le seul à éprouver pour le Petit Chaperon Rouge des sentiments semblables à ceux d’un premier amour.
Fabienne Dewaele-Delalande
