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Sa chair et son sang

En une semaine et quatre concerts, Mirga Gražinytė-Tyla retrouve l’Orchestre Philharmonique de Radio France autour du compositeur dont elle s’est faite l’avocate et l’éclaireuse : le fulgurant et bien trop méconnu Mieczysław Weinberg.
Au magazine britannique BBC Music (2019) qui lui demandait ce qui l’attirait chez Mieczysław Weinberg, Gidon Kremer répondait ingénument : « la qualité et l’honnêteté de sa musique ». On ne saurait, de fait, mieux qualifier un art de la composition élaboré, mais en aucun cas hermétique. C’est encore ce que soulignait, dans la même interview, Gidon Kremer, pour qui l'œuvre de Weinberg demeure la chronique vibrante d’une époque tourmentée, le journal intime d’un survivant de l’horreur qui n’aura jamais cessé pourtant de croire en l’humanité. Émotionnelle et épidermique, la musique de Weinberg rend palpable l'indicible par l’emploi de timbres, de teintes ou de textures signifiantes. Comme l’explique la cheffe lituanienne Mirga Gražinytė-Tyla sur le site Grammophon en 2019 : « Weinberg (...) recourt à toutes les techniques possibles pour agencer et développer ses thèmes. Ces techniques ne sont jamais utilisées simplement pour le plaisir, mais sont toujours étroitement liées au message à transmettre. »
Si une impression de claustration saisit parfois l’auditeur, c’est que l’auteur manifeste un certain penchant pour les contrastes extrêmes, la profusion des idées, les fulgurances virtuoses, mais aussi une forme d’ascèse conduisant au dénuement le plus absolu. Impossible d’échapper à l’attraction de cet univers mental où la vie, le chaos et le néant se côtoient sans cesse. Il est entendu que ce langage sombre, mêlant lyrisme sinueux, ironie grinçante et pastiches populaires évoque (voire paraphrase délibérément) Chostakovitch. Considérer cependant Weinberg comme un simple épigone de son illustre confrère serait une erreur manifeste. Oserait-on de nos jours qualifier le premier Beethoven de simili-Haydn ? Fertile en termes de créativité, cette filiation fut, du reste, assumée par Weinberg lui-même, qui déclara : « Bien que je n’aie jamais pris de leçon avec lui (Chostakovitch), je me considère comme son élève, sa chair et son sang ». Une véritable profession de foi qui atteste d’une proximité rare entre un disciple et son mentor, et qui sera source d’une collaboration fructueuse.
Par-delà l’allégeance esthétique, l’on relèvera chez ces deux créatifs torturés (que treize années seulement séparent) une sensibilité exacerbée par un contexte politique riche en trahisons, intimidations et actes de barbarie.
Né à Varsovie le 8 décembre 1919, Mieczysław Weinberg apprend le piano avec son père (musicien dans les théâtres juifs de la ville), avant d’intégrer le conservatoire dont il sortira diplômé en 1939. L’invasion de la Pologne par l’Allemagne le contraint à s’exiler en URSS, échappant ainsi aux persécutions et aux massacres dont seront victimes tous les membres de sa famille. Naturalisé russe, il poursuit en Biélorussie un cursus musical interrompu cette fois par l’invasion soviétique de 1941, ce qui le mène à s’installer en Ouzbékistan. C’est à cette période que Chostakovitch découvre son travail. Enthousiasmé, ce dernier met en œuvre les conditions du rapatriement de Weinberg et de son épouse Nathalie à Moscou, posant ainsi le premier jalon d’une amitié indéfectible et d’un destin commun. Incarcéré en 1953 pour de prétendues « activités sionistes » par le régime stalinien, Weinberg reçoit là encore le soutien de Chostakovitch, qui bataille publiquement pour obtenir sa libération. D’une santé devenue précaire et sujet à de terribles dépressions, Weinberg meurt en 1996 à Moscou. Compositeur prolixe, Weinberg est l’auteur de plus de 500 opus couvrant tous les répertoires : musique de chambre, musique orchestrale (dont un vaste territoire de 22 symphonies encore trop peu exploré), opéra, musique de films (notamment pour le chef-d’œuvre de Mikhaïl Kalatozov Quand passent les cigognes), et même un Requiem profane antimilitariste et écologiste avant l’heure !
Véritable évangélisateur de l’œuvre de Mieczysław Weinberg (apprise auprès de David Oïstrakh), Gidon Kremer retrouvera la cheffe Mirga Gražinytė-Tyla, autre spécialiste du compositeur polonais (avec laquelle il collabore étroitement ces dernières années), autour d’une série de concerts les 14, 16, 18 et 21 novembre prochains. Au programme : une suffocante Symphonie n°21 aux dimensions mahlériennes et dédiée aux victimes du ghetto de Varsovie, le Concertino pour violon (avec Kremer en soliste), le sublime Concerto pour flûte n°1 et la Symphonie n°13… donnée en création mondiale ! Particulièrement habile dans l’art de varier les climats, le pianiste russe Andrei Korobeinikov (associé aux musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France) sera notre guide à travers les méandres du cauchemardesque Quintette avec piano, l’une des pièces maîtresses de son auteur.
Jérémie Cahen
