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Sculptrice de sons

Publié le mer 24/09/2025 - 17:00
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Anne-Sophie Mutter - Photo : DR
Anne-Sophie Mutter - Photo : DR
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Près de 50 ans de carrière au sommet : on peine à le croire, tant le temps semble ne pas avoir de prise sur Anne-Sophie Mutter. Et pourtant, c’est bien en 1976 que tout a commencé, avec la rencontre déterminante avec Herbert von Karajan. Le début d’un parcours d’une richesse exceptionnelle.

C’est après avoir entendu un disque des concertos de Mendelssohn et Beethoven que la jeune Anne-Sophie Mutter se met au violon – quelques mois après avoir entamé à cinq ans l’apprentissage du piano. Ses professeures sont deux élèves du grand pédagogue Carl Flesch : Erna Honigberger puis la Suissesse Aïda Stucki (1921-2011). Très tôt, l’artiste en herbe traite son violon comme un être vivant : « Il allait de soi qu’un son véritablement beau témoignait de son bonheur, et je m’amusais à lui donner toutes sortes d’expressions comme d’autres auraient joué aux marionnettes », se rappelait-elle lors d’une interview (Diapason). À six ans, elle assiste à son premier concert. La chance lui sourit : David Oïstrakh est sur scène. « Sa personnalité, sa chaleur, sa présence ont façonné ma compréhension de ce qu’est un grand musicien » (classical-music.com). Heifetz et Milstein figurent parmi ses autres héros du violon.

Elle donne son premier concert en 1972 et fait ses débuts internationaux quatre ans plus tard – elle n’a alors que 13 ans – au Festival de Lucerne : au programme, le Concerto n°4 de Mozart. Herbert von Karajan la repère cette année-là. La rencontre avec le chef légendaire se révèle fondamentale pour le développement de sa carrière. Il la prend sous son aile et en fait sa protégée : ils se produisent ensemble la toute première fois en 1977, lors du Festival de Salzbourg, puis l’année suivante avec « son » orchestre philharmonique de Berlin. Leur premier album réunit les Concertos n°3 et 5 de Mozart, un enregistrement qui remporte le convoité Deutsche Schallplattenpreis. « Il a su faire ressortir le meilleur de chacun de nous. C’était un mélange de l’énorme respect que nous avions tous pour lui et peut-être d’un peu de peur que vous ne soyez pas assez bon – ou peut-être beaucoup de peur ! Il avait la façon de nous écouter tous, et particulièrement le soliste, et de vous porter tout au long du concert. Il était très strict, très exigeant dans les répétitions. »

Rapidement, elle se produit avec quelques grandes figures de la musique du XXe siècle, comme Menuhin, Weissenberg ou encore Rostropovitch (notamment dans le Double Concerto de Brahms), une de ses influences les plus notables. Le jazz a également accompagné son développement personnel – elle ne tarit pas d’éloges à l’endroit du phrasé et du legato d’Ella Fitzgerald. En musique de chambre, elle forme un duo depuis de nombreuses années avec son fidèle complice Lambert Orkis, et un partenariat particulier l’a unie à André Previn – dont elle a aussi partagé la vie.

Dotée d’une technique imparable, Anne-Sophie Mutter est célèbre autant pour son énergie et la clarté de ses constructions musicales que pour sa vaste palette de couleurs, l’ampleur d’un son large et puissant, qu’elle sculpte de manière sophistiquée : « la possibilité de le modeler sur un instrument à cordes est fascinante. Le modeler par l’attaque de l’archet qui donne la vie à la note, et ensuite par tout ce qui continue à l’animer, là où les traités nous parlent de note “tenue”. C’est tout le contraire ! » À l’origine de tout, il y a le chant : « Quand j’imagine le rayonnement de mon violon, je pense d’abord à la voix humaine. L’intérêt que j’ai développé dans l’enfance pour le violon reposait d’ailleurs sur cette parenté de l’instrument à cordes avec le chant ».

Elle possède plusieurs Stradivarius, dont le Lord Dunn-Raven de 1710 (qui appartint notamment à la virtuose hongroise Jelly d’Arányi, créatrice de Tzigane de Ravel) dont elle joue en priorité, un instrument connu pour sa robustesse et la grande étendue de sa gamme dynamique, et qu’elle compare volontiers à une Ferrari : « Il sonne comme je l’avais toujours espéré. C’est la partie la plus ancienne de mon corps et de mon âme. Dès que je suis sur scène, nous ne faisons qu’un, musicalement ».

Si elle connaît de grands succès dans la musique romantique (Beethoven, Brahms, Schumann…), son vaste répertoire s’enrichit de noms plus obscurs. Ainsi, ces dernières années, elle a contribué à mettre en lumière la musique de Joseph Bologne, plus connu sous le nom de « Chevalier de Saint-Georges » : « Ce violoniste, compositeur et escrimeur à la peau foncée a vécu en France à l’époque de Mozart. Son père était un planteur blanc, sa mère une esclave originaire de Guadeloupe. Il reçut la meilleure éducation, joua de la musique avec la reine Marie-Antoinette et faillit même devenir directeur de l’Opéra de Paris. Malheureusement, le racisme l’en a empêché » (Handelsblatt).

Anne-Sophie Mutter est aussi, depuis les années 80, une championne de la musique contemporaine. Grâce à elle, le répertoire pour violon s’est considérablement enrichi. De nombreux compositeurs ont écrit pour elle : Lutosławski (Chain 2), Goubaïdoulina (In tempus praesens, que Mutter qualifie d’« expérience musicale extrême »), Penderecki (Concerto pour violon n°2 ; La Follia, première pièce en solo qu’elle a créée, « une musique d’une incroyable présence »), Norbert Moret (Concerto pour violon, « sublime musique méconnue »), Dutilleux (Sur le même accord), mais aussi Rihm, Previn, Widmann, Chin... En 2021, elle crée le Concerto pour violon n°2 de John Williams avec l’Orchestre de Boston sous la direction du compositeur, et l’année suivante, avec le même orchestre, Air-hommage à Sibelius de Adès, qu’elle joue à l’occasion de ces retrouvailles avec l’Orchestre National de France.

Anne-Sophie Mutter donne une partie de son temps à des œuvres de charité et à soutenir de jeunes artistes via sa fondation. Une artiste engagée qui n’hésite pas à dénoncer les travers de notre époque : « Il suffit de regarder les pochettes des albums. Ça fait mal de voir que le contenu artistique n’est pas toujours aussi attractif que le packaging, mais ça doit être ce que veulent les maisons de disques. Alors que la musique est quelque chose qui doit s’écouter les yeux fermés » (El País). Elle critique aussi certains aspects d’une modernité qui, parfois, laisse échapper l’essentiel : « téléphones portables et casques peuvent être de merveilleux outils, mais ils ne nous poussent pas à écouter attentivement et avec précision, en distinguant la qualité, car tout est compressé. »

Elle ne mâche pas non plus ses mots en ce qui concerne la situation du violon à l’échelle mondiale, n’hésitant pas à parler de crise : « C’est lié à la scolarité et au manque d’approches différentes du jeu du violon. Il y a trop de similitudes, ce qui le rend unidimensionnel », analyse-t-elle. « Ça va par vagues. Nous ne pouvons que prier pour que quelques pédagogues fabuleux comme Aïda Stucki nous aident à faire passer les choses d’une façon de jouer plus neutre et assez ennuyeuse à une prise de plus de risques. » En revanche, elle s’enthousiasme pour la diversité de personnalités du piano contemporain.

Fanatique de sport, elle se prépare comme une athlète, adoptant un régime de vie le plus sain possible. Admiratrice de Roger Federer, elle le considère comme un artiste : « Federer a été exemplaire et une grande source d’inspiration pour moi, car il a toujours apporté beaucoup de passion, de précision, de joie et de persévérance à son jeu. Cela résume assez bien ce qu’est un artiste. »

Inlassablement, la violoniste ne cesse d’interroger le texte, de scruter la partition, d’y déceler des chemins nouveaux : « Ce n’est pas un livre de recettes de cuisine à suivre docilement. Rien n’est gravé dans le marbre. » Pour elle, le pire serait de faire du métier de musicien une routine. Peut-être est-ce pour cela qu’elle annonce régulièrement mettre bientôt fin à son activité d’artiste. Souhaitons qu’il n’en soit rien. Par la singularité de ses propositions musicales, par l’art de la virtuose et son engagement en faveur de la musique de son temps, Anne-Sophie Mutter demeure indispensable.

Bertrand Boissard

Anne-Sophie Mutter - Photo : Kristian Schuller

Titre
Anne-Sophie Mutter

Sous-titre
Mozart / Enescu