C’est avec le plus atypique des oratorios de Schumann que Philippe Jordan fait son retour à la tête de l’Orchestre National de France et du Chœur de Radio France, entourés d’un plateau de choix. Mais au fait, de quoi est-il question ?
Il est de coriaces idées reçues. Œuvre aujourd’hui un peu oubliée de Robert Schumann (1810-1856), Le Paradis et la Péri est par la force de l’usage toujours présenté comme un « oratorio profane ». Oratorio dans la lignée de Bach (les Passions), de Haendel (Le Messie) ou de Haydn (La Création) ? Certes. Le titre nous renvoie à première vue au séjour des bienheureux tel que le christianisme l’a inscrit dans l’imaginaire occidental. Pourtant, dans le livret signé du compositeur, nulle mention de saint Pierre : l’ange glorieux qui garde les portes du paradis reste étrangement anonyme. Seul personnage vocal à être nommé : la fameuse « Péri ». Qui est-elle donc ? Pas tant un prénom qu’un substantif : dans la mythologie et les contes arabo-persans, une péri est un génie féminin ailé – le pendant des djinns, en quelque sorte, et qui a comme eux inspiré Victor Hugo. Loin des figures habituelles de l’oratorio – prophètes, évangélistes et saints chrétiens –, voici donc mise au premier plan une femme, d’essence surnaturelle, évoluant dans un Orient lointain. L’ange exigeant d’elle un gage exceptionnel pour lui ouvrir la porte du ciel, la Péri de Schumann nous projette tour à tour en Inde (première partie), en Égypte (deuxième partie) puis en Syrie (troisième partie). Scruté de près, le livret dévoilera quelques autres personnages, toujours fort peu bibliques – à commencer par les houris, créatures célestes qui, d’après le Coran, accueillent au paradis les musulmans fidèles, et à terminer par… Allah lui-même.
Voilà bien la saveur originale de l’oratorio de Schumann. Loin de s’inspirer d’un épisode des Écritures, le compositeur reprend à son compte un des chapitres de Lalla Rookh, roman signé en 1817 par l’Irlandais Thomas Moore et rapidement devenu l’un des emblèmes de la vague orientaliste qui déferle alors sur l’Europe. Construit selon le principe des récits enchâssés dont les Mille et une nuits sont l’archétype, Lalla Rookh décrit la fascination de la princesse moghole éponyme pour le poète Feramorz, qui lui conte quatre histoires successives, parmi lesquelles celle qui nous intéresse ici. Est-ce suffisant pour qualifier Le Paradis et la Péri d’oratorio « profane » ? Certes pas, sauf à ne considérer comme religieux ou sacrés que les sujets chrétiens. Sujet musulman, l’histoire de la Péri assume une ambition morale inscrite dans un contexte spirituel : plus que l’héroïsme (celui d’un jeune Indien tué par un tyran), plus que l’amour même (celui de deux Égyptiens victimes de la peste), c’est le repentir d’un pécheur qui ouvre à la Péri les portes du paradis. Celui-ci n’en conserve donc pas moins une saveur édifiante familière au public chrétien de Schumann, tout en rencontrant le goût romantique pour le concept de rédemption, notamment féminine.
Schumann a été dès son enfance sensibilisé à la « romance orientale » de Moore : son père August, éditeur, en avait publié à Zwickau la première traduction allemande. Mais pour son aventure oratorienne, il s’inspire surtout d’une autre traduction, réalisée par son ami Emil Flechsig. Pour mieux souligner la dimension littéraire de son ouvrage, Schumann le qualifie de « Dichtung » (poème). Grande forme continue et hybride, à la fantaisie vocale et orchestrale sans cesse renouvelée, sa partition enchaîne les atmosphères aventureuses, exaltées ou mystiques. Au soir du 4 décembre 1843, le paradis selon Schumann obtient un triomphe. Il mérite toujours le voyage.
Chantal Cazaux