Beethoven et la question du chant

Les quatuors et les sonates pour piano contiennent les inventions mélodiques les plus belles du compositeur. Beethoven semble n’avoir pas choisi d’abord et avant tout la voix humaine comme lieu et outil de son besoin d’effusion.
Cantate, cantare : on se rappellera que l’une des premières compositions marquantes de Beethoven est la Cantate sur la mort de Joseph II, mais cette partition ne fut pas davantage publiée que la Cantate sur l’avènement de Léopold II (elles portent successivement les numéros WoO 87 et 88). Et si l’on considère la liste de ses opus, mis à part les numéros 32 (un lied : An die Hoffnung, « À l’espérance »), 46 (la cantate Adélaïde), 48 et 52 (six et huit lieder) et 65 (l’air de concert Ah ! perfido), il faut attendre le numéro 72, avec l’opéra Fidelio, pour qu’advienne une œuvre vocale de grande dimension signée Beethoven.
On peut s’étonner d’ailleurs que le musicologue Maynard Solomon, qui a fait voler en éclats bien des lieux communs à propos de Beethoven, puisse écrire : « On exagère souvent la prédilection de Beethoven pour la musique instrumentale », en arguant que la moitié de ses œuvres « relèvent approximativement du genre vocal » ; or justement, il s’agit pour la plupart d’œuvres moins essentielles que les sonates ou les quatuors, ou que Beethoven n’a pas jugées dignes d’être publiées. Si, pour citer encore Solomon, « Beethoven s’est senti attiré toute sa vie par la voix », c’est qu’en réalité il était hanté par le chant. Son amour de la nature s’est toujours doublé d’un attachement au chant populaire, dont on retrouve plus d’une trace dans sa musique instrumentale et qui lui donna l’envie d’arranger de nombreux airs notamment anglais, gallois, écossais, irlandais, etc.
S’il est peut-être un peu expéditif d’affirmer que la surdité a contraint Beethoven à se tourner vers ses voix intérieures et à leur donner un tour détaché des paroles des hommes, il n’est pas interdit en revanche de souligner l’invention mélodique du compositeur, souvent décriée, d’entendre dans le finale de la Symphonie « Pastorale », dans la Sonate pour violoncelle et piano op. 69 tout entière, qui lui est contemporaine, dans le premier mouvement de la Sonate pour piano op. 101, dans l’Adagio du Quatuor op. 127 ou le Lento assai du Quatuor op. 135, pour ne donner que quelques exemples, le chant inonder la musique. On pourrait citer également le récitatif instrumental dont le compositeur fait usage dans ses derniers quatuors et dans la Neuvième Symphonie (dont on peut moins apprécier le thème du finale) ou rappeler encore les nombreuses indications (cantante, molto cantabile, molto expressivo, con affetto, con molto sentimento, ou encore, en tête du troisième mouvement de l’op. 101, langsam und sehnsuchtsvoll) dont il parsème ses partitions, pour se persuader que l’effusion lyrique est une constante de son art, en tout cas l’un de ses moteurs, l’un des moyens qu’il a élus pour dire sa nostalgie.
Mais la voix elle-même, au bout du compte, est rarement sollicitée dans ce but. Elle triomphe dans Fidelio bien sûr, dans des fresques (Missa solemnis, finale de la Neuvième Symphonie), dans la Fantaisie pour piano, chœur et orchestre trop peu jouée, dans des pages un peu plus pâles comme la Messe en ut ou Le Christ au mont des oliviers, elle s’épanche, elle se confie le plus dans le cycle de lieder An die ferne Geliebte (« À la bien aimée lointaine »). Elle n’est pas cependant la messagère idéale des émotions de Beethoven. Pourquoi cette désaffection ?
C’est que le musicien, tout à son effort de dépasser son statut de virtuose, s’est très tôt concentré sur la maîtrise de la forme ; et la musique instrumentale, à cet égard, fait preuve d’une ductilité qui lui permet toutes les initiatives, toutes les audaces. Trop d’émotion retient l’énergie, émousse la volonté. Beethoven demande au son des instruments, à toutes les combinaisons instrumentales qu’il invente, d’aller au-delà de la signification qu’auraient les paroles. Il s’agit là, au sens propre, de transport, de métaphore. La musique sacrée l’intéresse assez peu, du moins au début de sa carrière de compositeur : on ne lui doit ni Miserere, ni Stabat Mater, ses deux messes sont le produit d’une commande (du prince Esterhazy pour la première) ou d’une promesse (à l’archiduc Rodolphe pour la seconde), et il n’eut pas le temps de composer le Requiem auquel il songea au cours de ses dernières années ; quant au Christ au mont des oliviers, composé pendant l’été 1801 et créé le 5 avril 1803, Beethoven n’en était guère satisfait. Il écrivit huit ans plus tard aux éditeurs Breitkopf & Härtel : « Il faut remarquer que cet oratorio est la première et la plus jeune de mes œuvres dans ce genre, écrite en 14 jours parmi tout le tumulte et tous les désagréments et angoisses possibles, alors que mon frère était mortellement malade. » Le lied, enfin, reste chez lui un genre mineur, peut-être parce que Beethoven, malgré son admiration pour Schiller ou pour Goethe, n’a pas trouvé le poète qui eût répondu à son tempérament. Il n’est pas porté en tout cas par cette nécessité qu’on éprouve chez un Schubert ou un Schumann.
Reste l’opéra, genre ardemment convoité, mais qu’il ne cultiva qu’une fois. Encore Fidelio, puisque c’est de lui qu’il s’agit, lui arracha-t-il cet aveu : « Cet opéra me vaudra la couronne des martyrs. »
Christian Wasselin
* WoO pour Werke ohne Opus, « œuvre sans opus ».