Composer et diriger : du signe pour soi au geste pour les autres

Si l’orchestre est un formidable instrument, quoi de plus naturel pour un compositeur que de le diriger lui-même ? Il appartiendrait ainsi à cette famille de musiciens bien connue de la pop et du jazz, celle des « auteurs-compositeurs-interprètes ». Il n’aurait pas à craindre de voir sa partition dénaturée, mal interprétée dans tous les sens du terme. Il pourrait ainsi maîtriser tous les stades de la création musicale. Pourtant, force est de constater que les musiciens qui portent à la fois la casquette de compositeur et celle de chef d’orchestre sont finalement des oiseaux exotiques. Comment expliquer une telle séparation des pouvoirs ? Depuis quand le chef d’orchestre est-il devenu un maillon essentiel entre le compositeur et l’orchestre ? Quel bonheur se cache dans la fusion de ces deux activités ?
L’histoire de la musique s’est écrite pendant longtemps sans chef d’orchestre. À l’époque baroque, les œuvres faisant appel à un ensemble de musiciens étaient souvent dirigés par le premier violon, celui que les Allemands nomment le Konzertmeister. Il faut imaginer le compositeur italien Arcangelo Corelli diriger avec son violon la création de son Concerto pour la nuit de Noël, le 24 décembre 1690. À l’époque classique de Mozart et Haydn, le premier violon partage parfois le pouvoir avec le claveciniste chargé de diriger le continuo et les chanteurs des opéras et des oratorios quand le violoniste s’occupe du reste de l’orchestre. Bien que la fonction de chef d’orchestre n’existe pas encore, de nombreux compositeurs dirigent leurs œuvres sans jouer avec les musiciens. C’est le cas de Lully qui frappe les temps forts de ses œuvres à l’aide d’un imposant bâton. Une battue sommaire et assez brutale pour lui donner la mort : lors d’une répétition d’un Te Deum composé pour le bon rétablissement de Louis XIV après une opération chirurgicale, le compositeur vise mal, écrase l’un de ses propres pieds avec son outil de travail, et meurt plusieurs jours plus tard de la gangrène. Lorsqu’ils généralisent l’utilisation d’une fine baguette de bois dans les années 1820, Carl Maria von Weber et Louis Spohr se souviennent peut-être de ce tragique accident.
Le siècle romantique est aussi celui où des compositeurs de premier plan accèdent au rang de directeur musical. Lorsqu’il prend la tête du Gewandhaus de Leipzig en 1835, Felix Mendelssohn doit conduire une vingtaine de concerts pendant la saison. Il assure la programmation des œuvres, un répertoire qui va de la redécouverte de la musique de Bach à la promotion de ses propres partitions et de celles de ses contemporains tels Chopin ou Rossini. En outre, il veille aux tournées de l’orchestre, au recrutement des musiciens, gère aussi les salaires et les congés des instrumentistes, organise le calendrier des concerts et des répétitions. La fonction de directeur musical telle qu’on la définit aujourd’hui est née.
Heureusement, Mendelssohn n’assumait cette charge que six mois dans l’année, d’octobre à mars ; sinon, il aurait été difficile pour lui de composer les chefs d’œuvre qu’on lui connait ! Selon Robert Schumann, « Mendelssohn, dirigeait comme il composait c’est-à-dire avec une prédilection marquée pour les mouvements vifs » ; mais c’est à Julius Benedict que l’on doit la plus complète description d’un Mendelssohn chef d’orchestre : « Personne n’a eu une aussi profonde conception des œuvres exécutées, ni une semblable perfection artistique dans la façon de rendre les grandes symphonies. (…) Ses mouvements étaient brefs et nets, à peine visibles en général car il tournait son flanc droit vers l’orchestre. Un coup d’œil au premier violon, un regard bref d’un côté ou de l’autre, c’est tout. »
Pour bien interpréter sa musique et celle de ses contemporains, Mendelssohn se devait d’être un grand chef car son époque est aussi celle d’un agrandissement de l’effectif de l’orchestre, d’une complexification d’un langage musical de plus en plus précis. Si l’on écoute des compositeurs et chefs d’orchestre qui ont théorisé la direction d’orchestre tels que Wagner ou Berlioz, il devenait urgent que des musiciens se spécialisent dans l’art de la baguette. Après avoir livré son Grand traité d’instrumentation et d’orchestration modernes (1844), Berlioz écrit ainsi un guide pratique de direction d’orchestre avec son ouvrage Le Chef d’orchestre - Théorie de son art (1855) qui doit son existence à cet amer constat : « Un mauvais chanteur ne peut gâter que son propre rôle, le chef d’orchestre incapable ou malveillant ruine tout. Heureux encore doit s’estimer le compositeur quand le chef d’orchestre entre les mains duquel il est tombé n’est pas à la fois incapable et malveillant : car rien ne peut résister à la pernicieuse influence de celui-ci. » Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que les premiers chefs d’orchestre à part entière apparaissent, avec des figures tels que Hans von Bülow ou Hans Richter, deux musiciens qui se sont consacrés essentiellement à l’art de la direction. Au début du XXe siècle, Richard Strauss ou Gustav Mahler ont même parfois souffert d’être davantage reconnus comme chefs d’orchestre plutôt que pour leurs mérites de compositeur.
La radicalité et l’ultra-complexité de certains courants musicaux au XXe siècle a obligé des compositeurs à diriger leur propre musique. Ce fut le cas de Pierre Boulez qui arrive à la direction d’orchestre par volonté et par hasard. « Mes débuts ont été très modestes. Je ne pensais pas du tout devenir chef d’orchestre. C’est une chose qui est venue s’ajouter dans mon existence et qui l’a envahie », confie-t-il à Hélène Cao en 2002. La carrière de chef d’orchestre de Boulez commence en 1946 lorsqu’il accompagne les musiques de scène de la compagnie Renaud-Barrault. Plus tard, au Domaine musical, il défend et interprète avec la précision qu’elles requièrent des musiques que de nombreux chefs d’orchestre refusent de jouer : celle de ses contemporains Pousseur, Nono, Berio, Stockhausen, mais aussi les siennes. Gilbert Amy suivra son exemple.
Aujourd’hui, lorsque George Benjamin, Bruno Mantovani, Jörg Widmann et Thomas Adès dirigent et enregistrent leurs propres œuvres, ils s’inscrivent dans le club fermé des compositeurs chefs d’orchestre. Une fusion des activités qui est un véritable plaisir pour Matthias Pintscher, qui ne dissocie pas la composition de la direction, considérant le geste d’un chef comme le prolongement de l’idée d’une partition. A contrario, des compositeurs comme Ravel étaient conscients que leur mauvaise connaissance de la direction ne pouvait que nuire à la reproduction fidèle de leur musique. Pour Pierre Boulez, la connaissance précise des alliages de timbres de toutes les musiques permet un écart moins important entre la spéculation d’une partition et la réalisation sonore de cette œuvre. Plus radicalement, le fait de diriger et d’enregistrer sa propre musique peut aussi avoir des conséquences directes sur la forme musicale. Lorsque Thomas Adès compose son Concerto Conciso op. 18 pour piano et ensemble en sachant qu’il va le diriger, il écrit la partie de piano en considérant qu’une de ses mains pourrait être amenée, à un moment, à dessiner dans les airs les contours, jamais définitifs, d’une œuvre musicale. Car il arrive que le compositeur soit bien le meilleur interprète de sa propre musique.
Max Dozolme