Haitink dirige Bruckner
La scène se passe à Paris, autour de minuit, à la sortie d’un concert de la Maison de la Radio et de la Musique. A l’arrêt du bus 70, une comtesse et ses deux chevaliers-servants attendent une rolls-royce qui ne vient pas.
Comtesse de Cée — Mes doux amis, merci pour cette délicieuse soirée. M’accompagnerez-vous pour écouter Maître Chung puis Maître Haitink ici même ?
M. Ah ! — Quelle idée charmante ! Et que dirige-t-il ?
M. Beuh... — Le premier, notre Orchestre Philharmonique, et le second, notre Orchestre National dans une musique qui l’est très peu...
Ctesse de Cée — Le 20e Concerto pour piano et le Concerto pour clarinette de Mozart, précise la plaquette d’abonnement de Radio France. Vous n’aimez donc pas Mozart ?
M. Beuh... — Bien sûr que si ! Aujourd’hui, tout le monde aime Mozart. Non, c’est l’autre que je déteste.
M. Ah ! — Bruckner ? Le grand Anton Bruckner ?!
M. Beuh... — « L’idiot du village dans l’histoire de la musique », a-t-on écrit non sans raison.
M. Ah ! — Merci ! Chez les romantiques, l’idiot est un voyant ! Je vous félicite de comparer Bruckner à Dostoïevski.
M. Beuh... — Y’a pas d’quoi. Mais cet amateur de petites filles ressemble plutôt à Quasimodo. Du reste, seuls les bigots apprécient les « divines longueurs » de votre romancier de l’âme comme de votre symphoniste mystique !
Ctesse de Cée — Messieurs, vous m’intriguez ; est-il vrai qu’Anton Bruckner mourut vierge ?
M. Beuh... — Ah!
M. Ah ! — Beuh... Autres temps, autres mœurs, ma chère... Qu’en pensez-vous ?
Ctesse de Cée — Rien de précis. De Bruckner, je ne connais que la Septième Symphonie – et encore, grâce à Senso, le film de Visconti. Et je n’imagine pas qu’une telle musique, passionnée jusqu’à l’impudeur, soit l’œuvre d’un impuissant.
M. Beuh... — Tout le mérite en revient à Visconti comme à votre frappante ressemblance avec la belle Alida Valli, chère comtesse. Non, c’est pire : Anton Bruckner était cliniquement cinglé !
Ctesse de Cée — Oh !
M. Beuh... — Pardon, chère amie, mais j’appelle un chat un chat et Bruckner un gros névrosé bouffé par les tics, les manies, les superstitions morbides. Par exemple, il ne pouvait s’empêcher de tout compter : les pavés sur la route, les barreaux des grilles du jardin public, etc. S’il vivait aujourd’hui, Bruckner consulterait le docteur Oliver Sacks.
M. Ah ! — Oui, Bruckner souffrait comme un pauvre type... Et alors ?! Non seulement ça ne me fait pas rire du tout, mais musicalement, ça ne prouve rien.
M. Beuh... — Mais si ! Sa musique est faite de deux ingrédients : l’impuissance et la vacuité. C’est une musique obsessionnelle écrite par un obsédé. Écoutez donc – si vous en avez le courage – ces reprises systématiques dans une forme maniaquement symétrique !
M. Ah ! — Cyclique.
M. Beuh... — Sans la continuelle réinvention de Wagner ! Contrairement à celle de son maître, l’œuvre entier de l’élève Bruckner est un monument de monotonie : chaque symphonie étale quatre mouvements de durée à peu près égale, des mouvements rapides pas vraiment rapides, des mouvements lents pas vraiment lents... C’est une musique de la besogne et de l’essoufflement. Bruckner a écrit neuf symphonies, sans compter les symphonies de jeunesse et sans tenir compte des différentes versions de chaque partition. Mais il aurait pu en faire deux, ou vingt, ou cent : elles se ressemblent toutes. En somme, Bruckner n’a inventé qu’une seule chose : la musique assommante. Elle nous ennuie tout en nous assénant des tutti tonitruants sur la tête !
Ctesse de Cée (s’adressant à Mr Ah !) – Mon tendre ami, vous n’allez pas abandonner ce pauvre monsieur Bruckner, si malheureux...
M. Ah ! – Ne craignez rien, comtesse. Quand Monsieur désigne un « monument de monotonie », je vois une cathédrale sonore. Oui, les cathédrales gothiques se ressemblent ! Mais peut-on sérieusement reprocher à Strasbourg, Amiens, Chartres et Cologne de reposer sur le même type de fondations, de piliers, d’arcs-boutants et de voûtes entrecroisées ? Supprimez les symétries inhérentes à la grande forme musicale, oubliez contrepoint, développement et reprise – et tout se cassera la figure ! On ne construit pas une partition dans l’ampleur du temps comme on fantasme un prélude, une bagatelle... L’opiniâtre formalisation brucknérienne s’oppose justement à la rhapsodie romantique, au vague n’importe quoi sentimental qui s’étale n’importe comment. Les Préludes de Liszt sont pompiers – pas les patients envols de l’organiste Bruckner.
M. Beuh... — Pompier ! Vous avez dit le mot ! Vos « cathédrales absurdes » me font penser au jugement de Paul Valéry sur l’œuvre de Bossuet. Même comparaison : grand, très grand style, sommet de la rhétorique, « cathédrale de la langue classique », oui, mais... Ce qu’écrit Bossuet ne nous parle plus. Le dieu auquel ce temple grandiose fut élevé n’est plus le nôtre. L’officiant chef d’orchestre a beau prêcher du haut de sa tribune, ce monument, cette cérémonie nous ennuient.
M. Ah ! — Puisque vous reconnaissez implicitement la maîtrise de Bruckner en architecture musicale, avez-vous entendu parler de la Grâce ? La plus vaste cathédrale n’est qu’un cadre vide offert à son intime manifestation ; et quelquefois, des musiciens la reçoivent en visitant ses symphonies... Tout l’édifice semble alors évident, vivant, léger.
Ctesse de Cée — Est-il un curé ou un mystique ?
M. Ah ! — La Grâce, au concert, c’est rare, je le reconnais : cette musique peut être ennuyeuse parce qu’elle ne supporte pas la routine. Mais à Bossuet, j’oppose Pascal : comme s’ils pariaient sur sa nécessité (sur sa divine existence), les interprètes doivent apporter de la ferveur à la partition vide qu’ils jouent. Fiez-vous à la mélodie ; après, on verra... Mais auriez-vous pour propos de défendre le confort des musiciens médiocres ?
M. Beuh... — Je regrette, comme toutes les idées théologiques, les mélodies de Bruckner m’indiffèrent – il n’a d’ailleurs aucun génie mélodique ! Il ne sait que répéter des motifs simplets. Une autre preuve de son caractère fétichiste.
M. Ah ! (En colère) — Aucun génie mélodique ! Mais vous êtes sourd ! Ou singulièrement limité : je devine que vous ne percevez pas les mélodies brucknériennes parce qu’elles sont d’une longueur inaccoutumée, d’un souffle inextinguible...
Ctesse de Cée — Comme chez Brahms ?
M. Ah ! — Oui, mon amie, exactement, Brahms et Bruckner sont bien contemporains en cela, même si la critique s’est acharnée à les opposer. Où commence et où finit le thème de l’Adagio de la Septième Symphonie qui vous est si chère, ô comtesse ? A l’opposé du sempiternel ressassement des leitmotivs wagnériens et straussiens, l’ample et lente mélodie nous associe au mouvement de l’amour infini... Cette mélodie ininterrompue entre reprises et développements, irrésistible pulsation, est aussi fascinante – oui, obsédante ! – que celle qui unit Roméo et Juliette dans leur Scène d’amour chez Berlioz.
Ctesse de Cée — C’est curieux, mais ce que vous prêtez à Bruckner : ce singulier rapport mélodique au temps, je le dirais plutôt de Franz Schubert.
M. Ah ! — Ce n’est pas un hasard. L’expression ironique de « divine longueur » fut accolée à la musique de chambre de Schubert avant de stigmatiser les symphonies de Bruckner. Bruckner amplifie Schubert. Et je considère la « Grande » symphonie de Schubert, la Neuvième, comme la préfiguration technique et temporelle de l’œuvre brucknérienne.
M. Beuh... — Une autre temporalité ? Affirmez que c’est de la musique indienne, pendant que vous y êtes !
M. Ah ! — Apprenez donc à attendre. Comme devant Parsifal. Bruckner nous oblige à reconsidérer notre relation au temps en nous invitant à revivre la pleine durée de la contemplation, au delà de l’ennui... Appelez cela comme vous voudrez.
Ctesse de Cée — Du Zen catholique ! Youpi !
M. Beuh... — Assez ! Après le Bruckner-nazi, voici le Bruckner-new age ! S’il avait eu des cheveux, vous le déguiseriez en John Lennon.
Ctesse de Cée — Oh oui ! Ce serait é-pa-tant !
M. Ah ! — Mais pourquoi croyez-vous que Pierre Boulez finit par accepter de diriger du Bruckner ? Nous comprenons enfin que sa musique est une des racines de notre modernité...
M. Beuh... — Quand vous pourrez m’expliquer ce que signifie « modernité », puis comment ce mot grotesque peut avoir des racines comme un poireau, vous me convaincrez.
M. Ah ! — Bien avant la musique répétitive américaine, le battement régulier de la musique de Bruckner produisait un effet lénifiant sur l’auditeur. C’est une musique qu’il faut respirer. Je connais un champion de natation qui a sonorisé sa piscine pour mieux s’entraîner ; seul le flux musical brucknérien lui donne le bon souffle... Une « juste tension », dit-il, est plus importante que la régularité du rythme. Cet athlète mélomane a déjà nagé plusieurs fois l’intégrale des Symphonies, des Messes et du Te Deum.
Ctesse de Cée — Certes, voici un exploit musical qui manque au palmarès d’Eugen Jochum et d’Herbert von Karajan. Votre bel ami me fait aimer Bruckner pour de bon.
M. Beuh... — Laissez-moi rire.
Ctesse de Cée — Taisez-vous. Admettez que vous avez perdu, sinon vous ne m’accompagnerez pas au concert de Maître Chung, ni au concert de Maître Haitink.
M. Beuh... — Dans ces conditions, comtesse, je me rends : je tombe à vos pieds et je brûle déjà d’un amour catholique pour la sonorité cuivrée des registres du grand orgue symphonique !
M. Ah ! — Comme pour les trémolos de cordes inauguraux... Vous récitez bien votre leçon. Toutefois, cher nouvel ami brucknérien, puis-je vous poser une question délicate ?
M. Beuh... — Je vous en prie.
M. Ah ! — Aimez-vous Tchaïkovski ?
Ctesse de Cée — Ah non ! ça ne va pas recommencer !
P.C.C. les trois « C » : Christophe Deshoulières, C. Liverani, Christian Wasselin
Le concert du 23 février sera diffusé en différé sur France Musique.