J’accuse, de Gance à Schoeller
Il y eut la guerre, l’armistice peut-être, mais pour beaucoup il n’y eut jamais plus de paix. Pour ceux qui n’étaient pas tombé au champ de bataille, il fallait encore accepter d’avoir survécu, et désormais survivre en supportant des plaies trop béantes pour être pansées. Nombreux furent ceux qui, après avoir triomphé de l’horreur, ne profitèrent pas de leur victoire. Ironie du sort, Apollinaire s’écroula un 9 novembre, victime de la grippe espagnole, et n’entendit pas même la bonne nouvelle. Quant à Blaise Cendrars, il dut promener sa carcasse amputée par les rafales de mitrailleuses au cours d’un triste assaut en Champagne, et raconter la folie de l’homme forcé de « suivre, situer, identifier, localiser la survie d’une main coupée ». La paix signée, la guerre n’en était pas pour autant achevée pour les grands blessés. Dans J’accuse d’Abel Gance, on découvre Blaise Cendrars cadavérique sous son béret noir, prêt à se relever et revenir avec les autres soldats. A la fois figurant et ancien combattant, rappelant qu’il n’est pas de frontière dans un tel film entre la fiction et la réalité.
Une danse macabre
Il est une curieuse confusion entre le réel et l’illusion dans J’accuse, quand le récit de Jean transforme le retour des soldats en réveil des morts. « Ce qui m’a fasciné, explique Philippe Schoeller, c’est non seulement la superposition de deux histoires – l’amour entre deux êtres et la guerre entre les peuples –, mais aussi la façon dont le personnage de Jean parvient à convaincre le village de la véracité de ses visions. La guerre est une terreur absolue qu’Abel Gance transcende sans cesse, en ouvrant les limites de la fresque, entre le naturalisme des scènes de tranchées, et la dimension hypnotique, onirique, quasi "chamanique" de ce qui devient une danse macabre ».
Après Jean, Abel Gance a su, grâce à des moyens techniques très simples et une invention splendide, rendre réelles – plus que vraisemblables – ces apparitions issues de l’histoire et de l’imagination ébranlée d’un poilu. Et comme Abel Gance, Philippe Schoeller a veillé, un siècle plus tard, à préserver leur puissante vérité : « Tragédie cinématographique des temps modernes, J’accuse est un ouvrage sans son. Et cependant, nulle forme muette de la perception ici. L’œil parle. La vision entend. Et cela grâce au génie d’Abel Gance, dans son art du mouvement et ses savantes harmonies, depuis la direction d’acteur jusqu’au montage final. Abel Gance a offert au cinématographe toutes sortes de procédés d’incrustations, de processus de prémonitions et de réminiscences qui convainquent le spectateur presque à son insu. Inventeur du grand format puis du split-screen (dans son Napoléon), il savait jouer avec le temps comme processus mental, sensible, émotionnel, dramatique ou théâtral. Il savait composer la durée, l’instant, la lancée organique qui s’opérait dans la formation du flux d’émotions, d’archétypes, de symboles propres au tout jeune art cinématographique. »
Le son dans l’image
Comment mettre en musique le muet quand le réalisateur fait entrer le son dans ses images ? Est-il seulement possible d’ajouter quelque chose au visuel quand, à l’annonce de la guerre, les yeux entendent déjà la foule entonner La Marseillaise ? Quand ils perçoivent l’assourdissante explosion des obus s’écrasant dans un nuage de poussière ? La musique n’a nul vide à emplir, et doit occuper un autre espace :
« L’émotion doit faire synthèse. Pareilles au livre disparaissant dans le roman de Flaubert, au matériau s’effaçant dans les masses sculptées de Rodin, image et musique tendent à se dissoudre dans cette émotion. Ma partition de J'accuse aspire à tisser ces émotions œil-oreille, telle une somme qui dépasse la somme de ses parties. Comme un alliage qui ferait office de révélateur (ce procédé propre à la photographie), une alliance de l’œil et de l’oreille qui scellerait des affinités, des gouffres et des ciels, ceux de l’ombre et la lumière. Comme une alchimie du regard et de l’écoute qui exprimerait toute la substance, toute la force géniale et prophétique de l’œuvre d’Abel Gance. L’œil ouvrirait l’oreille qui, à son tour, ouvrirait le regard. La musique est un champ magnétique traversé par l’image. »
L’intérêt de Philippe Schoeller pour la musique de film est d’autant plus naturel qu’il s’est développé dans un contexte familial. Très vite, le musicien a collaboré avec son frère Pierre Schoeller, réalisateur de longs métrages comme Versailles et L’exercice de l’Etat, présentés à Cannes. Ainsi a-t-il pu suivre l’évolution des données technologiques depuis une première expérience audiovisuelle grâce à une simple caméra en super 8 et un magnétophone Revox. Et parce que les salles de cinémas se rapprochent peu à peu, grâce aux technologies audionumériques notamment, des qualités acoustiques des salles de concert, il veut profiter des possibilités, des moyens de production, de diffusion et de perception respectives aux différentes disciplines, qui ainsi s’enrichissent mutuellement.
L’orchestre, l’électronique et le chœur virtuel
Dans le cas de J’accuse, l’orchestre symphonique est rejoint par l’électronique et un chœur virtuel dont l’absence visuelle sert l’union de la musique et de l’image. D’où le concept d’écriture synesthésique, explicité par le compositeur dans un entretien avec Laure Rebois :
« Les mots d’un scénario sont et seront des images. Leur sens s’incarnera dans l’image en mouvement. Donc un matériau sensible, une expérience sensorielle plus qu’un sens. Dès lors, cette image-durée pourra être anticipée, accompagnée ou mise en écho, en résonance, par une image-son-musique. Tout l’art du cinéma réside dans cette alchimie. »*
La musique d’un film muet a une fonction particulière : celle de faire passer le temps. De même que nos vies sont rythmées par les bruits quotidiens et la parole, le film réclame le son pour ne pas être exclu de l’écoulement du temps, « surtout aujourd’hui où le spectateur n’est plus habitué à cette lenteur cinématographique. » En travaillant sur Dura Lex de Lev Koulechov – « autre explorateur génial des formes hallucinées et des associations libres » – à l’occasion de sa projection à l’Auditorium du Louvre, Philippe Schoeller s’est rendu compte que le cinéma muet était plus que jamais proche de la musique, car ses contraintes avaient forcé ses réalisateurs à concevoir « une réelle musique des yeux ». Chaque image trouvant sa place sur la pellicule comme les notes sur les portées d’une partition, le rythme y était essentiel.
Dire sans répéter
La musique n’avait pas besoin de coller à ce qui était montré, mais devait au contraire résister à la tentation d’un figuralisme trop évident ou du leitmotiv wagnérien si souvent galvaudé :
« La musique n’a pas besoin de dire ce qui est déjà dit. Elle aspire à révéler l’indicible. Il lui faut garder une distance, se contenter d’enrober le film en se choisissant quelques couleurs, climats ou nappes expressives qui alors structurent le discours en fonction de champs sémantiques récurrents. Dans J’accuse, elle s’appuie tantôt sur l’infinie douceur de l’amour, tantôt sur la violence de la guerre ou sur la quête de la paix, conférant à chaque thème des rythmes, des dynamiques ou des textures instrumentales spécifiques, des tensions harmoniques ou des conduites énergétiques variées en fonction de l’instant. D’où une forme qui ne repose plus sur le retour de motifs musicaux, mais sur des principes de répétition plus subtils, jusqu’à la réitération finale d’un même objet, plus de cent fois mais constamment renouvelée par l’orchestre. »
La musique n’a cessé de faire œuvre de paix, célébrant la trêve de Ratisbonne, les accords d’Utrecht, la paix de Rastatt ou le traité d’Aix-la-Chapelle avec divers triomphes, idylles, cantates ou ballets de Pierre Gautier, Lully, Clérambault, Torri et autres Rameau… Plus tard, la Cinquième symphonie de Villa-Lobos, une Ode d’Alfred Bruneau ou un Hymne de Camille Saint-Saëns donné en grandes pompes au Trocadéro ont témoigné des espoirs engendrés par les débuts, en 1920, de la Société des Nations. Et plus récemment encore, la paix a été chantée par tel chœur de Milhaud ou de Schoenberg, tel Requiem de Tomasi ou de Britten. Vainement peut-être, puisqu’en 2014, la paix s’avère toujours aussi fragile et relative. D’ailleurs, presque vingt ans après la sortie de son film, Abel Gance a tourné une seconde version de J’accuse, non sans réintroduire quelques séquences de la première version.
Propos recueillis par François-Gildas Tual
* Le Magazine des livres, 2011.