Magnus Lindberg : le contrôle et la liberté

MAGNUS LINDBERG, COMPOSEZ-VOUS avec du papier et un crayon ? À l’ordinateur ?
La moitié du temps avec du papier et un crayon. Pour les aspects théoriques et l’analyse du matériau, j’utilise des outils informatiques hérités de ma période à l’Ircam, dans les années 1980 : le langage Lisp et le programme PatchWork développé par Mikael Laurson. Si cette phase correspond à 25 % du travail, j’ai besoin du piano pour le dernier quart, afin de comprendre le fonctionnement du matériau que je suis en train d’inventer. J’appartiens à la vieille école dans la mesure où chacune de mes œuvres est d’abord écrite à la main. Puis je réalise une partition sur Finale et je la remets à mon éditeur Boosey & Hawkes, qui s’attelle au fastidieux travail de correction avant l’impression.
Que déterminez-vous d’abord ? La structure, un réservoir de hauteurs, le matériau harmonique, mélodique, rythmique ? La couleur instrumentale ?
C’est l’aspect théorique, la grammaire musicale, qui m’intéresse le plus dans la musique. Comme je suis un compositeur financièrement indépendant, je dois tenir compte des impératifs commerciaux. Mais je consacre toujours beaucoup de temps à la recherche. Au début de ma carrière, je me suis concentré sur la structure générale, je voulais tout contrôler. Dans les années 1980, j’étais obsédé par le son, par la façon de le contrôler. Pendant les années qui encadrent la composition de Kraft, mes préoccupations se sont focalisées sur la question du temps et du rythme. Avec la trilogie Kinetics - Marea - Joy, elles se sont déplacées vers l’harmonie. En combinant des principes empruntés à la Set Theory et à la musique spectrale, j’ai pu obtenir à la fois un moyen de contrôle et une grande liberté. Pour donner à une œuvre sa singularité, il faut évidemment s’interroger sur les contours du matériau de base (l’équivalent des thèmes dans la musique d’autrefois). À proprement parler, je ne pars pas tellement de thèmes ou de motifs. J’essaye en fait de créer un ensemble d’éléments clairement identifiables, puis de réaliser la dramaturgie la mieux à même de mettre en scène les « personnages ».
Une narration ?
En un sens, oui, même si pour moi l’acte d’écrire, reste une forme d’expression fondamentalement abstraite. Vous sentez qu’une force motrice vous donne l’énergie de continuer, sans savoir où vous mènera le projet sur lequel vous êtes en train de travailler. Même si l’on compose en adoptant une attitude rationnelle, la prise de décision fait intervenir un nombre infini de données irrationnelles. Celles-ci provoquent toujours des surprises, parfois frustrantes mais souvent fécondes et fascinantes.
Pourriez-vous décrire votre évolution ?
Je compose depuis cinquante ans et mon catalogue comporte une centaine d’œuvres. Il faut donc espérer que des choses ont changé au fil du temps ! Mais, même si je suis conscient des différences qu’il y a entre ma musique d’aujourd’hui et celle que j’écrivais dans les années 1980, toutes mes œuvres portent la marque d’un même tempérament. J’aime que la musique possède une dimension dramatique, une trajectoire, avec de forts contrastes, des changements rapides et des conflits violents. J’aime également associer la densité sonore à une rapidité de mouvement. Autant d’éléments dont on trouve toujours des traces dans ma musique.
Qu’avez-vous appris d’Einojuhani Rautavaara ?
Rautavaara a été mon premier professeur de composition, à un moment où j’étais obsédé par le sérialisme intégral, par la musique du jeune Stockhausen, de Bernd Alois Zimmermann et de Milton Babbitt. J’étais aussi captivé par la composition sur ordinateur, entre autres par les réalisations de Lejaren Hiller. Bien sûr, Rautavaara connaissait tout cela, mais son univers était très différent. C’est bien plus tard que j’ai compris ce qu’il m’avait appris, sans avoir l’air d’y toucher : la nécessité de trouver une expression personnelle, comment écouter ses voix intérieures. Je suis convaincu que je ne serais pas le même compositeur si je n’avais pas été son élève. Mais à cette époque, j’avais aussi besoin qu’un professeur m’impose une méthode rigoureuse, exige une solide technique compositionnelle. Paavo Heininen a répondu à cette attente.
Et vos autres professeurs ?
En 1981, j’ai décroché mon diplôme de composition à l’Académie Sibelius. Je me suis alors installé à Paris où j’ai poursuivi mes études avec Vinko Globokar et Gérard Grisey. Je suis très heureux d’avoir eu la chance d’étudier au même moment avec ces deux compositeurs importants, si différents ! Je retrouvais un peu la situation que j’avais connue avec Rautavaara et Heininen. J’ai également participé à divers cours d’été, à Sienne avec Franco Donatoni, en Allemagne avec Brian Ferneyhough et Helmut Lachenmann. D’ailleurs, j’estime essentiel qu’un jeune compositeur s’imprègne d’un maximum d’influences et de sources d’inspiration. Mais évidemment, écrire sa propre musique reste une affaire éminemment personnelle ; le professeur n’a pas à intervenir dans la prise de décision.
Pourquoi la Finlande est-elle une terre si fertile pour la musique ?
La musique dite classique bénéficie d’une large audience en Finlande. La preuve : nous avons environ trente orchestres pour cinq millions et demi d’habitants ! Espérons que nos hommes politiques seront conscients de cette richesse et soucieux de la conserver.
Vous dites que l’orchestre symphonique est votre domaine de prédilection. Depuis quand ?
J’ai toujours aimé l’orchestre, pour plusieurs raisons. En premier lieu, l’énergie produite par cent personnes sur scène est une chose unique. Nous ne pouvons pas concurrencer la musique amplifiée au niveau du volume, mais au niveau de l’énergie, oui, sans aucun doute ! Par ailleurs, j’aime combiner les différents pupitres de l’orchestre. Les équilibrer, voilà le véritable enjeu pour un compositeur. Je compare souvent l’orchestre à une machine à écrire et à ses caractères. C’est à l’écrivain de savoir ce qu’il dira avec eux, et comment il le dira.
Arrive-t-il qu’un chef d’orchestre vous révèle des éléments de votre musique dont vous n’aviez pas conscience ?
Oui, tout le temps ! La partition est seulement le point de départ. Même si vous utilisez une notation précise, les graphies et les instructions peuvent être interprétées de façon différente. L’interprétation de l’œuvre par un grand chef et un excellent orchestre fait toujours apparaître des choses que vous n’aviez pas prévues lors de la composition.
Qu’attendez-vous de votre résidence à l’Orchestre Philharmonique de Radio France ?
Je suis extrêmement fier et exalté par la perspective d’entendre autant de mes œuvres jouées par ce fantastique orchestre ! Il me programme depuis des années. J’ai eu aussi la chance de jouer en soliste et de le diriger. De surcroît, j’ai une poussée d’adrénaline à l’idée d’entamer cette aventure avec Mikko Franck, que j’admire tant et que je connais depuis des années !
Propos recueillis par Hélène Cao le 20 novembre 2015
Le concert du 19 février sera diffusé en direct sur France Musique.