Philippe Hersant : « Une longue histoire avec Radio France »

PRODUCTEUR À FRANCE MUSIQUE durant de nombreuses années, j’ai bénéficié, en tant que compositeur, de nombreuses commandes de Radio France. C’est ainsi que j’ai pu écouter mes Stances puis Aztlan, en 1979 et en 1983, par le Nouvel Orchestre philharmonique placé sous la direction de Gilbert Amy. Commandes de Radio France encore que mon premier Quatuor à cordes donné par le Quatuor Talich au Théâtre des Champs-Élysées en 1986, et mon opéra Le Château des Carpathes d’après Jules Verne, donné en version de concert durant le Festival de Radio France et Montpellier en 1992 avant d’être représenté sur plusieurs scènes françaises ou étrangères. Depuis lors, je collabore régulièrement avec les ensembles de la maison ronde. En 2004, le festival Présences m’a fait l’honneur d’un beau « portrait ». Pour points culminants, la création de mon Concerto pour violon par l’Orchestre national et celle de mes Éphémères pour piano par Alice Ader. Pour la Maîtrise, j’ai conçu mes Sept Poèmes d’Emily Dickinson ainsi que le Cantique des trois enfants dans la fournaise donné avec les pages et chantres du Centre de musique baroque de Versailles. Quant au Chœur, il a assuré la création de la version de concert de Landschaft mit Argonauten sur des poèmes de Heiner Müller. Le Chœur m’est d’autant plus proche que certains de ses membres ont compté parmi mes étudiants à la Sorbonne, et j’ai toujours eu d’excellents contacts avec les choristes, que ce soit pour la cantate en question ou pour leur enregistrement de Der Wanderer, sur un texte de Georg Trakl.
Une musique à remonter le temps
J’ai commencé à écrire de la musique immédiatement après mai 1968, une musique qui était alors très avant-gardiste et s’ingéniait à faire table rase du passé. Je me suis vite retrouvé dans une impasse et j’ai finalement adopté la solution inverse ; je me suis rendu compte que je ne pouvais pas composer sans cet héritage. En préparant et en présentant mes émissions, j’ai découvert un répertoire que je n’avais jamais étudié au Conservatoire ; cet apport s’est retrouvé progressivement dans mes œuvres, de sorte que Marin Marais, Tobias Hume, Monteverdi et bien d’autres se sont invités dans ma propre musique. J’ai découvert le baroque dans les années soixante-dix avec délectation, j’ai beaucoup écrit pour instruments anciens, pour saqueboute ou pour viole de gambe, et lorsque Radio France m’a commandé une pièce pour les soixante-dix ans du Chœur, j’ai rapidement eu l’idée d’utiliser un psaume, et plus particulièrement le Viderunt omnes, car il a été à l’origine de ce qui demeure l’un des premiers chefs d’œuvre de la polyphonie, la première partition écrite à quatre voix à la fin du XIIe siècle, source d’inspiration pour tout un courant de la musique actuelle et notamment la musique répétitive américaine. Avec Viderunt omnes toutefois, je remonte encore plus le temps puisque c’est le Moyen Âge de Pérotin qui s’offre, sinon pour modèle, du moins en référence.
Jubilation
Le Viderunt oimnes n’est pas liturgique, mais il a un caractère religieux tout à fait évident à travers l’emprunt à la monodie grégorienne. Si le recours au double chœur implique des effets de spatialisation et de dialogue, je crois que nous pourrions imaginer – et ce serait idéal – une autre répartition avec la présence d’un troisième ensemble en coulisse. Tout au long de la pièce, il y a des références à l’écriture de Pérotin. Dans la structure déjà, puisque j’interromps à plusieurs reprises la polyphonie pour faire entendre la monodie grégorienne ; et dans l’opposition de deux groupes avec, d’un côté des tenues, de l’autre des figures plus rythmiques, les deux chœurs s’échangeant alors régulièrement les rôles. D’une manière générale, j’ai gardé cette sorte d’allégresse carillonnante qu’on apprécie chez Pérotin ; la jubilation naît de rythmes bondissants, de procédés de répétition et d’effets de cloches. Chez Pérotin toutefois, le plain-chant donne lieu à des tenues si longues qu’on perd le fil du texte, mais j’ai retenu le principe d’une teneur qui passe d’une voix à l’autre.
Bonus dies natalis vobis [Bon anniversaire latin]
Sofi Jeannin m’a demandé d’écrire soit en français, soit en latin, et de trouver un texte de circonstance. J’avais déjà écrit plusieurs œuvres en latin : une Missa brevis dès 1986, puis un Stabat Mater et des Vêpres de la Vierge pour Notre-Dame de Paris. La partition destinée à l’anniversaire de Notre-Dame m’a sans doute influencé en me mettant sur la voie de l’organum de Pérotin, dont l’histoire est intimement attachée à l’édifice gothique. En réalité, le choix d’un texte pour un ensemble si important est difficile : écrire pour un grand chœur est même une première pour moi car je travaille généralement avec des chœurs de chambre. La masse chorale la plus vaste qu’il m’ait été donné de faire chanter, à Notre-Dame justement, comprenait deux fois moins de voix que n’en comprend le Chœur de Radio France. Et si certaines de mes œuvres ont été données par de grands effectifs, c’est autre chose que de penser spécifiquement à leur intention ! Le défi était d’autant plus grand que l’œuvre devait être a capella. J’aime marier les petites masses chorales avec un instrument unique, et il me fallait maintenant imaginer une écriture en « plan large », dans le choix du texte comme dans la façon de le projeter. Me voici dans l’art de la fresque plutôt que dans l’art de la miniature, qui m’est plus familier. Plusieurs poèmes me plaisaient mais leur caractère me semblait trop intimiste. C’est pourquoi je me suis tourné vers les psaumes, et notamment vers le psaume de jubilation XCVIII. À la différence de l’organum médiéval, je n’en ai pas réduit pareillement le texte. Curieusement, il me semble aujourd’hui que Viderunt omnes ne pourrait pas être repris par un chœur de chambre, non seulement du fait de la division des voix, mais aussi parce que chacune réclame une intensité particulière. Si je ne pense pas à un interprète particulier quand je compose, le Chœur de Radio France a vraisemblablement apposé son empreinte sur la pièce composée à l’intention de son soixante-dixième anniversaire.
Propos recueillis par François-Gildas Tual le 7 février 2018