Une promenade et des tableaux

Les Tableaux d’une exposition, malgré leur titre et les circonstances de leur naissance, ne constituent pas une suite de pièces banalement descriptives. Au contraire, il s’agit plutôt ici d’un ensemble de pages contrastées, juxtaposées avec fantaisie à la manière d’un cycle schumannien, et reliées entre elles par une épisodique Promenade comme si Moussorgski s’était glissé dans la peau d’un wanderer héritier de Schubert, cette fois, vagabondant d’une étape à l’autre de son voyage, fût-il clos ou imaginaire. « On voit ma physionomie dans les intermèdes », disait plaisamment le compositeur.
A l’origine de l’œuvre, on ne trouve pas une simple exposition mais un drame : la mort, en 1873, de Viktor Hartmann, peintre et architecte ami des musiciens du Groupe des Cinq, dont faisait partie Moussorgski. Une exposition de dessins, de maquettes et d’esquisses, quelques mois plus tard, célébra la mémoire de l’artiste disparu et Moussorgski, qui assista à cette exposition, saisit le prétexte pour composer rapidement, en juin et juillet 1874, un cycle destiné au piano. Il imagina ainsi « des “tableaux” correspondant à ses fascinations et à ses archétypes : scènes populaires, univers des enfants, fantasmagories, obsession de la mort, attachement à la grandeur épique de l’ancienne Russie » (André Lischké). Tableaux ou plutôt évocations, qui font appel à toutes les ressources du piano et cultivent volontiers le contraste : mélopée triste du Vecchio castello, crescendo puissant de Bydlo, légèreté du Ballet des poussins, humeurs opposées de deux personnages dans Samuel Goldenberg et Schmuyle, contraste brutal entre Limoges et Catacombes, énergie de la Cabane (qui n’est autre que la sorcière Baba-Yaga), jusqu’au portique final qui rend hommage à un projet architectural qui ne fut jamais réalisé.
Pas de promenade avant le marché
Quand Maurice Ravel s’attelle, un peu moins d’un demi-siècle plus tard, à l’orchestration des Tableaux d’une exposition (dont il omettra d’ailleurs une Promenade avant Le Marché de Limoges), il n’est pas le premier : certains s’y sont essayé avant lui (Touchmalov dès 1891, Funtek en 1921), et d’autres s’y essaieront encore après lui (Gortchakov en 1955, Vladimir Ashkenazy en 1983). Mais son travail est d’une facture tellement éblouissante, avec la variété de ses timbres et ses trouvailles instrumentales (le saxophone mélancolique du Vecchio castello, les couleurs sombres de Bydlo et des Catacombes, la harpe et les pizzicatos du Ballet des poussins, jusqu’au carillonnement de la Grande porte de Kiev), qu’il s’impose sur-le-champ, dès la première audition, laquelle eut lieu le 19 octobre 1922 à Paris, sous la direction de Serge Koussevitzky, qui avait donné à Ravel l’idée d’entreprendre ce travail.
Sans doute faut-il voir l’une des causes de la réussite de Ravel dans l’exotisme et le dépaysement contenus en germe dans l’œuvre de Moussorgski. Comme l’explique Vladimir Jankélévitch : « Avec tous leurs capitaines au long cours, de Rimski-Korsakov à Roussel, la musique française et la musique russe ont éprouvé depuis longtemps la nostalgie des lointains horizons et accueilli l’invitation au voyage. » Et encore : « Ravel trouva chez les Russes un aliment inépuisable pour ses curiosités modales, rythmiques et harmoniques. On imagine l’émerveillement des musiciens français, à partir de 1880, devant cette poésie violente, tour à tour rêveuse et très sauvage. (...) Il n’est pas jusqu’à l’hébraïsme qui ne soit commun à Ravel et à Moussorgski : et de même que Ravel confronte Kaddisch et L’Enigme éternelle, la prière hébraïque et la chanson yiddish, l’Ancien Testament et Mayerke, ainsi, chez Moussorgski, Josué et le Cantique des cantiques côtoient Samuel Goldenberg et les juifs du ghetto de Sorotchintsi. »
Communauté de sensibilité, donc, qui fit dire à certains que Ravel, à cinquante ans de distance, avait mieux compris et pénétré l’esprit de la musique de Moussorgski que Rimski-Korsakov lorsqu’il eut l’idée de retravailler ou d’achever certaines partitions (Une nuit sur le mont chauve, Boris Godounov et d’autres) de celui qui était pourtant son ami.
Christian Wasselin