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L'avenir est à elles
Du B de Barraine au V de Viardot, les compositrices donnent de la voix cette saison à Radio France. Retour sur une renaissance.
Lorsque Lili Boulanger se présenta au prestigieux Prix de Rome, un article parut sous le titre ironique « Le péril rose ». Au début du XXe siècle, la situation s’était nettement améliorée pour les compositrices qui, depuis 1903, avaient non seulement le droit de se présenter au célèbre concours organisé par l’Académie des beaux-arts mais également de le remporter ! C’est ce qui arriva à Lili Boulanger, qui devint Premier Prix dès 1913, bientôt rejointe par quatre consœurs au cours des deux décennies à venir. Le 24 mai 2025, l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Mirga Gražinytė-Tyla interprétera D’un matin de printemps, partition emblématique de la compositrice française. Merveille de lumière et d’espoir, cette œuvre est d’autant plus bouleversante que la musicienne se savait cheminer inexorablement vers la mort. Outre son immense talent, la figure de Lili Boulanger reste exceptionnellement célèbre, reléguant parfois dans l’ombre les autres compositrices tricolores.
Dans son article « L’occultation des compositrices dans l’histoire de la musique » (Compositrices, l’égalité en acte, Éditions MF 2019), Florence Launay rappelle pourtant que les siècles précédents ont vu de nombreuses musiciennes se lancer avec succès dans la carrière de compositrice. Ainsi, Élisabeth Jacquet de la Guerre, protégée de Louis XIV, accède à l’Opéra de Paris dès 1694. De même, le Conservatoire de musique et d’art dramatique de Paris est mixte, dès sa création en 1795 (même si les femmes devront attendre officiellement l’année 1850 pour étudier la composition). Par conséquent, le XIXe siècle s’avère un siècle riche en grandes personnalités artistiques. Citons, à titre d’exemples, Louise Farrenc, Marie Jaëll, Cécile Chaminade ou Pauline Viardot. De nombreuses musiciennes commencent la composition parle chant et du piano, et voient leurs œuvres jouées dans les cercles familiaux et les salons bourgeois ou aristocratiques.
Au début du XXe siècle, la tendance s’accélère : les compositrices, désormais armées des mêmes études techniques que leurs confrères, accèdent pleinement aux grandes institutions musicales du pays. C’est dans ce contexte que grandit la très attachante Elsa Barraine (1910-1999). Fille de musiciens, la compositrice étudie au Conservatoire auprès de Paul Dukas et devient la quatrième femme à remporter le Prix de Rome en 1929. Personnalité engagée, elle signe le prémonitoire Pogroms en 1934, face à la montée des extrémismes. Donnée en ouverture de saison par l’Orchestre National de France dirigé par Cristian Măcelaru (le 12 septembre), sa Symphonie n°2 est un autre chef-d’œuvre visionnaire. Divisée en trois parties, la pièce sous-titrée Voïna (Guerreen russe) imagine, dès 1938, un allegro pour les combats, un mouvement lent enforme de marche funèbre et un finale pour dépeindre les jours heureux d’après-guerre.
À la Libération, l’effort des institutions se poursuit, avec un outil majeur pour la diffusion de la musique des compositrices : la radio. Soucieux de constituer un nouveau répertoire radiophonique, l’Office de radio-diffusion-télévision française (ORTF) commande cantates et œuvres symphoniques interprétées par les différentes formations de la radio. Le cas de Jeanne Demessieux (1921-1968) est singulier : organiste prodige, elle devient l’élève de Marcel Dupré et fait l’admiration de musiciens comme Olivier Messiaen, ébloui par la modernité et l’invention de son écriture. Donné le 28 novembre par l’organiste Lucile Dollat et l’Orchestre National de France dirigé par Cristian Măcelaru, le Poème de Jeanne Demessieux est, avec la symphonie de Barraine, l’une des (re)découvertes absolues de la saison 2024/2025 de Radio France.
Un constat s’impose néanmoins : pourquoi ces œuvres sont-elles tombées dans l’oubli ? Dans l’article que nous citions plus haut, Florence Launay affirme que le XXe siècle a été violemment hostile aux femmes. En cause, la promulgation d’une histoire de la musique « officielle »par les musicologues, avec des géants masculins dont on reprenait et commentait sans cesse les œuvres, et l’omission systématique des œuvres des compositrices. L’absence de visibilité relégua ainsi une large part du répertoire dans les combles de l’histoire. Si la musique de Lili Boulanger est parvenue jusqu’à nous, deux raisons peuvent être avancées : la disparition tragique, à 24 ans, de la jeune artiste, propice à la constitution d’un mythe rapporté par les musicologues, mais surtout l’infatigable soutien de sa sœur Nadia, célèbre professeur, qui défendit la musique de Lili durant tout le XXe siècle.
A partir de 1960, la situation s’aggrave malheureusement. Avec le règne des Boulez, Stockhausen, Berio et Nono, on assiste à une histoire de la musique presque exclusivement masculine. Partant du précepte misogyne (ou inconscient ?) que la création musicale est désormais affaire d’abstraction et de mathématiques, les compositrices sont souvent reléguées aux œuvres pédagogiques ou de moindre envergure. Il est d’ailleurs significatif que nombre d’entre elles se tournèrent vers l’improvisation et les musiques électroniques, véritables terrains vierges à déchiffrer, sans l’aide d’un modèle masculin. Des pionnières comme Éliane Radigue, ou une « irréductible » comme Édith Canat de Chizy (dont l’Orchestre National de France crée le Concerto pour percussions le 14 février) sont des compositrices aujourd’hui saluées dans le monde entier.
Une image frappante : en 2003, le New York Times faisait paraître une photo de quinze compositeurs français à l’occasion du Festival « SoundsFrench » organisé par l’Ambassade de France. On y retrouvait des personnalités prestigieuses comme Boulez, Dutilleux, Dusapin... et aucune compositrice. L’espoir est venu de l’étranger : de géniales artistes comme Kaija Saariaho ou Unsuk Chin (héroïnes des festivals Présences 2017 et 2022) ont balayé les stéréotypes de genre concernant la création musicale. Les errements des décennies passées sont désormais réparés : Radio France a retrouvé une politique opiniâtre de ,commandes aux compositrices. Durant cette saison 2024/2025,nous pourrons ainsi entendre de formidables premières de Chaya Czernowin, Clara Iannotta, Unsuk Chin ou Diana Soh. En février, le festival Présences présente une programmation paritaire autour de la figure de l’extraordinaire compositrice autrichienne Olga Neuwirth. Mais le symbole le plus fort est peut-être celui adressé aux jeunes compositrices françaises, puisque Tatiana Probst (13 septembre) et Camille Pépin (18 juin) ouvrent et referment la saison de l’Orchestre Philharmonique de Radio France. L’avenir est à elles.
Laurent Vilarem
« Le XXe siècle a été violemment hostile aux femmes. En cause, la promulgation d’une histoire de la musique ‹ officielle › par les musicologues, avec des géants masculins dont on reprenait et commentait sans cesse les œuvres, et l’omission systématique des œuvres des compositrices. »