Paris, métro Porte de Pantin. On se dirige vers l’imposant bateau qu’est le Conservatoire de Paris. Passée la porte automatique, on gagne les larges escaliers. Au sous-sol, on perçoit comme un magma, des sons furtifs jalonnés d’éclats bruts. Nous sommes au cœur de la classe d’improvisation générative d’Alexandros Markeas et Vincent Lê Quang.
Pour tenter de saisir l’art d’Alexandros Markeas (né en 1965 à Athènes), il faut sans doute entendre d’abord ses improvisations. Lui, arrivé en France pour travailler son piano au Conservatoire avec Gabriel Tacchino et Alain Planès, a un petit quelque chose qui le différencie de ses collègues interprètes. Depuis qu’il est tout jeune, jouer des partitions écrites semble le limiter. Adolescent, apprenant le piano au Conservatoire d’Athènes, il découvre le jazz et le rock et se nourrit d’arrangements les plus divers, concoctés pour ses amis. Arranger la musique des autres a une vertu : on entre dans la création doucement, humblement, en se mettant soi-même à la place de l’auteur de cette musique que l’on trouve déjà intéressante.
Étudiant à Paris au tournant des années 1980, Alexandros Markeas travaille avec ardeur le répertoire « de pianiste » que l’on attend de lui. Mais c’est lors d’un concert donné dans les murs du Conservatoire de Paris (alors situé rue de Madrid) qu’il vit l’un de ses plus grands chocs. Pierre Boulez en personne était venu diriger la musique de Gérard Grisey. Deux « papes » pour le prix d’un ! Révélation instantanée pour le jeune étudiant : il sera lui aussi compositeur.
Cela dit, loin de lui l’idée de se départir de sa langue natale et de ses origines musicales. Markeas se glissera dans le sillage du grand Iannis Xenakis en proposant sans cesse, au fil des ans, comme des jalons, des réinterprétations de la musique et de la culture grecques, sans cesse revues avec un œil d’aujourd’hui. On en découvre de beaux exemples dans un album monographique paru en 2004. On y entend une pièce pour bouzouki et électronique (Taximi), ou bien la pièce qui donne son nom à l’album, Dimotika, qui arrange (on y revient) les Mélodies populaires grecques… de Maurice Ravel ! C’est comme si Berio, Bartók et les filtrations sonores de Gérard Pesson avaient fusionné.
On se souvient aussi d’une partition envoûtante : Trois fois Hellas, trois plaintes pour alto et petit ensemble. Les racines traditionnelles s’y entendent par le jeu sur les échelles modales, avec des souvenirs de gammes pentatoniques, des glissades et des modes de jeu divers, comme des râles de chanteurs sans âge. Tout comme chez Xenakis, les œuvres de Markeas portent parfois des titres qui fleurent bon cette tradition grecque revue au goût du jour. On pense ici à sa pièce Metatropes pour ensemble de percussions. En français : « transformations », comme un flux ininterrompu et sans cesse changeant. Souvent, chez le compositeur, ce flux s’avère virtuose et débridé, comme une ivresse jubilatoire et libératrice. Allez faire un tour sur YouTube et cherchez la vidéo de sa Habanera tirée d’Épilogue, pour quatuor de saxophones… et musicien improvisateur ! Originellement pensée pour le saxophoniste Louis Sclavis, on se délecte aussi de la version où Markeas lui-même assure au piano les déluges improvisés « par-dessus » une musique qui, elle, est bel et bien écrite. Ça swingue, ça balance, c’est jouissif !
Toutefois, Markeas n’est pas un musicien enfermé dans une tour d’ivoire ni de ceux qui pensent que la difficulté technique à interpréter une musique est essentielle à sa matière même. C’est le son qui intéresse notre compositeur. Et cela, c’est pour tout le monde ! Difficile en effet de passer à côté de sa générosité, à la fois dans son enseignement et dans l’écriture d’œuvres pédagogiques. Dans son catalogue, combien d’œuvres pour chœur d’enfants ? Combien d’œuvres pour jeunes musiciens ? Sans compter plusieurs partitions pour l’orchestre Démos, parfois avec des effectifs que l’on oserait qualifier d’un peu farfelus (on pense à ses Vagues déferlantes pour mille flûtes !). C’est à cela que l’on reconnaît les compositeurs qui connaissent leur affaire : ils savent mettre leur style et leur honnêteté au service des jeunes musiciens, de tout un chacun en quelque sorte.
On pourrait conclure que Markeas est bel et bien un musicien en prise avec le réel de notre époque. Son Medea Cinderella, inspiré par un texte de l’essayiste féministe Lili Zografou, en est un bel exemple. L’autrice y travaille la notion de figures féminines tragiques au fil de l’Histoire : passionnantes résonances pour un musicien à l’écoute du monde, par sa vie et par ses sons. Dernier éclat d’actualité ? En 2021, Markeas, amateur de technologies, collabore avec l’Ircam à une Music of Choices — une musique « de choix » où les spectateurs sont invités à influer en direct sur le devenir de la musique improvisée : « Souhaitez-vous plus d’effets ? Que le pianiste change de piano ? Voulez-vous une lumière douce ? Comment vous sentez-vous ? » Markeas se transforme alors en véritable IA humaine, entre écrit et improvisé, et où, pour reprendre le mot de Pierre Schaeffer qu’il affectionne : « l’entendre génère le faire ».
Thomas Vergracht