1994, Prague, République tchèque. Un jeune homme au regard rêveur se balade dans les rues de la ville. Soudain, il entend une rumeur étrange. Cela vient d’un salon de thé oriental. Intrigué, il pousse la porte. Deux joueurs de tablas, ces percussions indiennes traditionnelles, s’y échangent des motifs dans une improvisation folle. Quel choc !
Cette improvisation aux tablas entendue par hasard à l’âge de quinze ans est le déclencheur d’une vocation pour le jeune Ondřej Adámek (né à Prague en 1979). Cette pulsation et ces sonorités non occidentales deviendront deux éléments qui ne cesseront de parcourir sa musique à venir et, pour tout dire, sa vie. Car Adámek est un voyageur et saisit chaque opportunité, dans cette riche période des études supérieures, pour aller respirer un autre air que celui de sa ville natale. D’abord celui du Conservatoire de Paris, où il étudie la composition, l’électroacoustique et l’orchestration. Pendant un temps, c’est décidé, le musicien s’établira dans notre pays pour mieux explorer le monde, et constatera vite un fait : il n’y a guère que dans notre vue occidentale que la musique reste « pure », « lisse ». Dans la plupart des cultures du monde, le geste musical est aussi un geste théâtral, un geste d’énergie. Et c’est ce que va désormais s’échiner à prouver le compositeur dans son travail.
Un de ses grands voyages fondateurs se fera au Japon, où Adámek est en résidence à la Villa Kujoyama, à Kyoto. Là-bas, il se laisse aller à l’exploration de formes qui sortent des cadres : le théâtre Nô d’une part, et les spectacles de marionnettes Bunraku d’autre part. De cette expérience, il tire notamment Nôise et son extension chambriste Chamber Nôise, dans lesquelles il réinvestit la tradition musicale japonaise : éclats abrupts et percussifs, gammes pentatoniques ou vibratos à l’amplitude démesurée. Autre partition aux sonorités japonaises, le fascinant Ça tourne ça bloque, vingt minutes de musique entre divertissement kawaii et « ultra-moderne aliénation », où voix, samplings de jingles et autres clochettes d’entrée de magasins de jouets se fondent dans les sonorités d’un grand ensemble instrumental.
Et ce ne sont pas que les sonorités du monde, mais aussi ses pulsations qui intéressent notre compositeur. Il est rare de ne pas se surprendre à taper du pied ou à hocher la tête à l’écoute d’une œuvre d’Ondřej Adámek. Et bien sûr, lorsque ces pulsations ont une origine, on ne boude pas notre plaisir : allez écouter son deuxième quatuor à cordes Lo que no’ contamo’, qui fait la part belle aux pulses et aux plectres, inspiré directement par le jeu de la guitare flamenca. Pas étonnant : notre compositeur a un temps été résident à la Casa de Velázquez, à Madrid !
Alors, qui dit pulsation dit souvent percussions. Si l’on peut dire qu’Adámek développe dans sa musique un timbre de prédilection, ce serait celui, percussif et sinueux, des pierres. Oui, des pierres ! Une passion développée conjointement avec le poète islandais Sjón, le parolier de la chanteuse Björk, qui n’était autre que son voisin. Au travers de plusieurs œuvres communes, les pierres prennent forme de diverses façons, d’abord sous la plume du poète, puis sous celle — quasi délirante — du compositeur. Kameny en est un bon exemple. « Kameny », cela veut dire « pierre » en tchèque. Simple, basique. Sauf que le texte du poète imagine un parallèle entre le jeu d’un enfant avec un vulgaire caillou qu’il envoie ricocher sur l’eau, et une pierre bien plus funeste, qui vient s’écraser sur le corps d’une jeune femme amoureuse en train d’être lapidée. Il faut voir la vidéo de cette œuvre, où le chef (rien de moins que George Benjamin en l’occurrence) commence par distribuer une pierre à chacun des vingt-quatre chanteurs, qui, dans un même geste et un même souffle, miment le geste à la fois fatal et enfantin. Glaçant. La collaboration avec les pierres de Sjón ne s’est pas arrêtée là : les deux remettent le couvert avec un véritable opéra, Seven Stones, créé au Festival d’Aix-en-Provence. Intrigue mêlant suspense et métaphysique pour chanteurs seulement accompagnés d’objets qu’ils manipulent eux-mêmes sur scène. Un opéra qui s’est prolongé avec le plus récent Man Time Stone Time, créé à Radio France, comme une extension de l’opéra, où quatre chanteurs manipulateurs d’objets interagissent avec un orchestre.
Cependant, ce patchwork d’influences n’empêche pas le compositeur de rester attaché à ses racines tchèques, qu’il intègre subtilement, parfois même en créant d’emblée le métissage, comme dans sa pièce Karakuri. Du nom des poupées mécaniques de l’ère Edo (XVIᵉ–XIXᵉ siècle), l’œuvre nous fait entendre un passage où l’ambiance mécano-japonaise s’entrelace avec un jeu sur les sonorités de la langue tchèque, créant une espèce de folie sonore où le rythme des consonnes énoncées par la soprano s’apparente presque à celui du Boléro de Ravel. Mais pour du folklore tchèque, du vrai de vrai, il faut plutôt aller vers Polednice, grande cantate pour chœur et orchestre où le compositeur réinvestit une légende populaire de son pays, dont la violence horrifique n’est pas sans évoquer le Roi des Aulnes de Goethe. Encore une fois, Adámek réinvente une tradition populaire pour la faire sienne et la décupler par tous les moyens à sa disposition, où la musique est le substrat d’un tout parfois explosif et exubérant.
Exubérance, c’est aussi ce qui caractérise l’art d’Ondřej Adámek. Pour preuve ? Il invente. Et pas n’importe quoi : une « air machine ». Une machine complètement zinzin où un clavier actionne des mécanismes de vent et de souffle pour faire jouer des gants en plastique ou des tubes en PVC ! Comme un sheng chinois mais qui semblerait venir d’une déchèterie du futur. Incroyable sens théâtral : cette machine se gonfle et semble véritablement respirer ; elle n’en est pas moins un « vrai » instrument, capable d’autre chose que d’expériences. Ainsi, son œuvre Conséquences particulièrement blanches ou noires utilise la « air machine » confrontée à un ensemble instrumental. On a l’impression d’entendre autant une machine à vent qu’une cornemuse jouant de la techno ! Avec la « air machine », Adámek crée ainsi ses propres racines et sa propre tradition. On l’espère pour longtemps.
Thomas Vergracht