Faire chanter les enfants

Pourquoi faire chanter les enfants ? Pour leur éducation, si l’on en croit Platon. Les Lois nous rappellent en effet que « celui qui ne sait pas tenir sa place dans un chœur n’est pas éduqué ». Dans la Grèce antique, on chante devant le maître avant d’apprendre à écrire car le chant est le premier véhicule de la poésie. Et gare à l’élève dissipé, car celui qui module à l’opposé de la mélodie est roué de coups pour s’être ainsi moqué des muses ! Imaginons alors, avec Aristophane, ces enfants s’avançant en bon ordre dans les rues vers l’école, les cheveux longs, nus, serrés, la neige tombât-elle comme d’un tamis : « Là ils apprenaient, les cuisses écartées, à chanter : Pallas redoutable destructrice des villes ou Cri retentissant au loin ; soutenant l’harmonie que leur père leur avait enseignée. »
Aujourd’hui encore, on chante à l’école. On chante parfois Maurice Carême et les poètes de l’enfance, la Litanie des écoliers insérée par Carl Orff dans sa célèbre méthode. Mais on chante avec tendresse plutôt qu’au rythme de la baguette, « la plus sûre façon, pour reprendre les mots de Poulenc, de toucher le cœur des enfants ».
Polyphonies et chérubins
Pourquoi faire chanter les enfants ? Pour la sainteté du culte puisque ces petits anges pallient l’absence des femmes, autorisées à toucher l’orgue mais nullement à hausser la voix. Des garçons et non des filles bien sûr, et cela malgré ce qu’on a pu dire du sexe des anges, du moins jusqu’à ce que la mixité s’invite dans nos nefs. Car les maîtrises ont été longtemps affaires d’Église, participant aussi bien à l’enseignement du calcul et de la grammaire qu’à celui de la musique. Voici alors trente-trois enfants mêlant leurs voix aux moines de l’abbaye de Saint-Riquier, tandis que de petits Amiénois entonnent chaque soir le De profundis à l’intention de leur bienfaiteur Chanoine. Des enfants triés sur le volet, puisqu’il leur a fallu préalablement remettre un « certificat de bonnes mœurs » signé de leur précédent curé. Sans doute n’est-il pas drôle toujours de faire partie d’un chœur au Moyen Âge ! Heureusement, nos maîtrises échappent désormais à de telles obligations. Et parce qu’elles sont toujours une formidable école de la vie, sans doute n’est-il pas plus jolie manière pour le Petit René que d’écouter Poulenc afin de ne plus se mettre le doigt dans le nez.
Certains regretteront les limites de notre répertoire, remarqueront que chansons et comptines y brillent par leur absence, alors que les futurs patriotes ont été autrefois formés sur des harmonisations plus ou moins heureuses du vieux folklore. On se souviendra néanmoins que les Petits Chanteurs à la croix de bois, fondés en 1907, n’ont longtemps inscrit à leurs programmes que plain-chant et anciennes polyphonies. Et que c’est un simple psaume, dans la cathédrale Saint-Paul, entonné par six mille cinq cents petites voix dans un gigantesque unisson, qui a donné à Berlioz l’idée d’ajouter un chœur d’enfants à son Te Deum. Cette expérience anglaise lui a été « la chose la plus extraordinaire qu’il ait vue et entendue ». Des milliers d’enfants répartis sur les gradins, tous issus des écoles de charité, pour l’occasion parés de leurs habits neufs, dans une « joie grave exempte de turbulence, mais où l’on pouvait observer un peu de fierté ». Ces enfants sages, Berlioz les avait déjà conviés à sa Damnation de Faust, mêlés aux esprits célestes pour l’ultime ascension de Marguerite. Car les enfants occupent aussi les devants de la scène pour y jouer leurs propres rôles.
Ne rien refuser à l’enfant
Finis les chérubins travestis pour rajeunir un soprano ; l’enfant ne saurait se contenter de figuration. Et le voici victime muette de Peter Grimes, apparition rédemptrice de Curlew River, membre d’une fratrie énigmatique dans The Turn of Screw. La complexité de l’enfant fascine Benjamin Britten, alors que lui-même s’est souvenu n’avoir été qu’un petit garçon ordinaire, « passionné de cricket et de mathématiques et épouvanté par le latin ». À l’enfant, le compositeur ne refuse rien. Ni les douleurs de l’adulte, ni la malignité. Mais il lui réserve aussi de merveilleux noëls avec sa Ceremony of carols, ainsi qu’un terrible mais fascinant voyage sur le Golden Vanity, commande des Petits chanteurs de Vienne.
Pourquoi écrit-on pour les enfants quand on dispose des chœurs les plus murs et les mieux formés qui soient ? Spécialiste de l’opéra pour le jeune public, compositrice et mère à la fois, Isabelle Aboulker a commencé pour son fils, se rappelant s’être mortellement ennuyée, quand elle était petite, à l’écoute d’une certaine musique classique. Quant à Coralie Fayolle, elle y est venue presque par hasard, au fil des ans, entre chorales paroissiales et stages à l’université ou au conservatoire. Depuis lors, ces musiciennes collaborent régulièrement avec la Maîtrise de Radio France. Une maîtrise qui a faim de création, élargit son répertoire au chant populaire comme au théâtre, aux musiques dites contemporaines ou actuelles.
« Pour et par les enfants », écrivait Maurice Druon en tête de Tistou les pouces verts. Ne serait-ce pas là une très simple et parfaite intention ?
François-Gildas Tual