Je joue les mains vides

Emmanuel Krivine directeur de l’Orchestre national de France, s’entretient avec Marc Voinchet, directeur de France Musique

Lundi 27 mars 2017
Je joue les mains vides | Maison de la Radio et de la Musique

Marc Voinchet : Emmanuel Krivine, je sais que vous aimez partir des définitions et de ce que disent ou ne disent pas les mots. Que signifie le mot programme ?

Emmanuel Krivine : Quelque chose qui ferait penser à menu. Il y a le programme d’un soir, il y a aussi le programme général. Programmer, c’est « enfermer le temps ». Le plus difficile, c’est de programmer le désir : comment savoir si on aura envie de conduire ou de jouer telle chose dans deux ans, ou si on sera apte à le faire ? On organise une saison un peu comme une mosaïque : l’équilibre des oeuvres entre elles, des programmes entre eux, des saisons entre elles, plaire au public tout en le formant, sans démagogie ni pédagogie. Le plus difficile est l’adéquation des solistes et des chefs aux oeuvres. Nous cherchons l’harmonie entre les oeuvres et les interprètes, l’équilibre interne d’un programme, les saveurs entre elles, l’énergie générale d’un concert, tant pour le public que sur scène. Car c’est la circulation de l’énergie entre « l’écouteur et le joueur » qui crée un bon concert ! Il faut une immense vigilance pour parvenir à concocter une saison d’orchestre. De tout petits détails ont leur importance : par exemple, quel son aura l’orchestre dans Schubert si l’oeuvre qui précède est atonale ? Comment choisir la durée, l’enchaînement, etc., de manière à ce que le son de l’orchestre soit « disponible » à Schubert ? Comment trouver le chef qui sera bon dans les deux oeuvres ? Bref, comme souvent, c’est l’esprit de finesse qui doit présider.

M.V. : Un artiste seul sur scène, c’est la jouissance entre soi...

E. K. : Oui, c’est bien joli, mais ça ne débouche pas sur grand-chose. Il faut l’appel, il faut cette écoute vibratoire de l’auditoire. Il faut tenir compte aussi de sa cuisine intérieure, de ses affinités, c’est-à-dire de sa propre capacité à fabriquer, à interpréter, à transmettre. Programme individuel, programme d’une semaine, harmonie des saveurs comme dans un menu, équilibre diététique, lourd, léger, mineur, majeur, profond, léger, angoissant, fatiguant musculairement, fatiguant pour l’oreille de l’auditeur, etc. C’est la raison pour laquelle je fais très attention à ne pas redonder avec les tonalités, les styles, les langages. Éviter la scolastique. Sortir de la chronologie ou de la nationalité par exemple.

M.V. :  Qu’est-ce que la nationalité ? Mettre un chef japonais dans de la musique japonaise, un prussien dans de la musique prussienne ?

E. K. : Oui, il faut également se méfier du contre-emploi, parce que c’est quand même très folklorique. Le jeunisme ou le vieillisme ne m’intéressent pas non plus parce que ce sont les deux mamelles de la connerie. Toutes ces choses-là sont assez subtiles et font que vous pouvez arriver à des saisons intéressantes. Au bout du compte, le plus difficile, c’est le dédoublement de soi. Est-ce que ce que je fais me plairait si j’étais assis dans la salle ? Est-ce que j’achèterais mon disque ? Je ne suis pas là pour apprendre sur le dos d’un orchestre ou me faire les dents. Je ne suis pas là non plus pour enseigner. Simplement, il faut que je sois adéquat à l’oeuvre. Comme disait Bülow à Strauss : « La partition dans la tête et non pas la tête dans la partition ». Un concert est réussi quand l’impression perdure un long moment. On peut oublier le concert, mais pas ce qu’il a déposé en nous. Cela nous a élevé, sorti de la condition humaine ! Dans d’autres cas, cela peut être uniquement du plaisir dont la sensation reste, comme après un bon vin. Je me souviens encore, là, du Winterreise de Fischer-Dieskau à Amsterdam, il y a peut-être vingt ou trente ans, ou d’Ariane à Naxos à Salzbourg en 65 quand j’ai rencontré Karl Böhm, ou encore de la première fois avec Martha Argerich dans Burleske de Strauss…

M.V. : Est-ce que 1917, l’anniversaire de la révolution russe, a compté dans la manière de construire le programme ? Et puis, autre question, très naïve : y a-t-il des révolutions en musique ? L’histoire de la musique est-elle faite comme l’histoire des peuples ? Y a-t-il des musiciens qui ont fait la révolution en musique ?

E. K. : Tout dépend de ce qu’on entend par révolution. La musique a vécu bon nombre de révolutions : de la musique religieuse à la profane, de la musique vocale à l’instrumentale ; Beethoven, Berlioz, Wagner et ce qui en découle : dodécaphonisme, musique atonale, musique concrète, etc. Sans compter les musiques non savantes. Jusqu’à la musique atonale, tout le monde se comprenait. L’harmonie classique illustrée par le traité de Rameau correspond à un code anthropomorphique que je résumerais par « l’homme de Vitruve » (vous savez, le symbole de « Manpower »). Tout est organisé pour que la musique parle directement à la sensation. A partir de Schoenberg, Berg et suivants, on casse les codes : l’approche de l’auditeur nécessite désormais un savoir, une explication rationnelle pour palier l’hermétisme du langage. De nos jours nous sommes au-delà des débats idéologiques entre les partisans et les opposants de ces musiques. Les réactions taxées de snobisme ou de réactionnariat sont derrière nous, et nous pouvons approcher tous les langages musicaux sans terrorisme ambiant. Par ailleurs, je pense que le monde dit baroqueux n’aurait peut-être pas pu éclore sans avoir été précédé de l’ère post-wagnérienne. C’est vraiment en ce moment que Musique peut enfin s’écrire au pluriel.

M.V. : Je n’oublie pas que vous êtes né d’une mère polonaise et d’un père russe. Est-ce que vos origines résonnent chez vous, et de quelle manière ? Que dit 2017 par rapport à 1917 ?

E. K. : J’avais un cousin là-bas, Félix Krivine, qui écrivait de fameuses nouvelles. Mon ami Kissin, le génial pianiste, les connaît par coeur. C’était un auteur très pauvre, vivant à Kiev ; il est mort à la fin de l’année dernière. Vous savez, nous ne sommes que des saltimbanques. Quand on est interprète, on est un transmetteur, tout comme un jazzman ou un tsigane.

M.V. : Dans l’imaginaire du spectateur, le chef paraît être un peu plus que le musicien d’orchestre…

E. K. : C’est totalement faux. Nous sommes des interprètes. Que tu joues du jazz, une symphonie de Mahler ou du tzigane, tu interprètes quelque chose qui est écrit ou qui ne l’est pas. C’est tout. Le chef a les mains vides. On joue une sonate à deux personnes : l’orchestre et moi, comme violon et piano. Sauf que j’ai les mains vides, mais je « joue » les mains vides.

M.V. : Pourquoi vos mains sont-elles vides ?

E. K. : Parce qu’un chef d’orchestre est androgyne constitutivement, au sens pompeusement platonicien ! Il incarne l’androgyne originel, celui qui donne sa conception d’une oeuvre. On conçoit l’interprétation, donc on féconde. Ensuite, on aide à accoucher du bébé musique, on est la sage-femme. À travers sa subjectivité, on imagine ce que le compositeur voudrait entendre. Mais l’oeuvre ne lui appartient plus. C’est de l’encre séchée… et pourtant, tout est dans la partition. L’interprétation est un cocktail créatif de subjectivité objective ! On conçoit ce qu’on désire entendre. Dans la pratique, on donne la levée, c’est-à-dire l’inspiration du souffle : l’orchestre joue et là on devient dans l’instant un guide un peu comme pour un voilier, sauf qu’il s’agit de son. On modèle, on entoure, on bichonne la musique un peu comme un bébé dans l’haptonomie. Tout se fait par la sollicitation de l’écoute.

M.V. : Vous avez les mains vides au sens réel du terme…

E. K. : Oui, ou avec baguette ce qui revient au même. Avec l’évolution du cerveau humain, d’ici quelques millions d’années, ou un peu avant (!), un orchestre de deux cents personnes pourra jouer sans chef car il y aura une réelle conscience du groupe. Quand on installe avec un orchestre l’attitude de l’écoute, on peut fermer les yeux, être immobile, etc. ; l’orchestre jouera exactement ce que vous désirez entendre car les ondes que vous envoyez sont perçues sans filtre. Nous constituons tous ensemble une immense oreille active. C’est tout. Il ne faut pas se fier aux apparences d’un concert. Tout se situe à l’intersection de l’échange d’énergie entre le public, l’orchestre et le chef. Le chef est l’élément fédérateur de « l’écoutant jouant » et de « l’écoutant écoutant ». Les apôtres n’étaient pas de bons musiciens : sinon ils ne se seraient pas endormis.

M.V. : Pourquoi le chef est-il surélevé…

E. K. : Pour avoir une écoute d’ensemble, car le son monte. Ne pas confondre podium et piédestal : le post-romantisme est à l’initiative du dérapage signifiant de podium en piédestal. Comme par hasard cela a lieu sous le romantisme : l’hypertrophie du moi, les nationalismes, etc. ; or, le chef incarne d’abord une fonction musicale. En dehors du concept lacanien de « sujet supposé savoir » il est le conducteur de musique. Les anglo-saxons l’appellent conductor.

M.V. : Je trouve le mot anglais très beau, parce qu’il a un côté fil de cuivre qui conduit l’électricité.

E. K. : Oui, absolument. Malheureusement on a longtemps privilégié le côté père symbolique au détriment de la fonction musicale. Il faut de l’autorité, certes, mais musicale. À notre époque où la condition de la femme change, où existe le mariage pour tous, le chef d’orchestre peut enfin se désidentifier du « phallus postiche », ce qui entraîne la « dé-casernisation » des orchestres ; on n’est plus des petits soldats de la musique ou bien une usine à produire des sons. On peut enfin sortir de l’aliénation chère à l’École de Francfort. Le chef redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un musicien parmi les autres dont les mains jouent du manque à combler l’écoute.

M.V. : Est-ce que ce sont des choses dont on discute avec des musiciens d’orchestre ?

E. K. : Non. Ils ne sont pas là pour qu’on discute avec eux, ça ne les intéresse pas du tout et ils ont bien raison. J’essaye depuis des années de comprendre ce que je fabrique du matin au soir dans mon métier, de savoir de quoi je devais me dépouiller, au sens des sociétés initiatiques. Qu’est-ce que c’est le dépouillement ? Le dépouillement, c’est par exemple enlever les pesticides des raisins. C’est retrouver la nature des choses, désencombrer l’esprit. Je cherche dans mon métier à désencombrer tout ce qu’on a fourré dedans. Ça ne veut pas dire que je fuis la responsabilité, que je fuis l’autorité, que je suis en train d’escamoter la fonction du père. Simplement, je dis qu’il est plus intéressant d’y chercher le côté musical. Depuis au moins trente ans, pardon de me citer, je dis que dans la musique, on n’a pas besoin de gens qui ont raté l’armée ou la police. S’ils ont besoin d’avoir du pouvoir, qu’ils aillent en politique. Là, il s’agit de faire de la musique. Mais je ne veux pas non plus sabrer le côté spectacle si le public a besoin qu’il y ait une figure représentative. Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est qu’on arrive à démythifier sans pour autant fuir ses responsabilités. Par exemple, on peut très bien être féminin sans s’identifier à la féminité, ou viril sans s’identifier à la virilité.

M.V. : La musique est-elle totalement inutile, comme vous l’avez dit ? Est-ce que toute cette énergie est dépensée pour quelque chose qui ne sert à rien ?

Ça ne sert à rien, et heureusement !

M.V. : Mais c’est indispensable, ajoutez-vous...

Si la musique était utile, elle serait donc un outil. La musique est une fin en soi comme le soleil, la nature, le désir, la soif, les couleurs, les saisons, la vie. La musique ne sert pas à, on en a besoin comme de l’eau. On ne dit pas que l’eau sert à quelque chose, elle est là, tu en as besoin. Celui qui n’a pas besoin de musique, c’est parce qu’il ignore ce besoin. La musique n’est pas immanente. Elle est l’Immanence.

Propos recueillis par Marc Voinchet, directeur de France Musique.

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