La clarinette, Mozart et Widmann

Sans remonter à l’Antiquité, on rappellera que la clarinette est la lointaine héritière du chalumeau baroque, encore évoqué dans l’Encyclopédie. Elle a, semble-t-il, été mise au point par Johann Christoph Denner vers 1700 à Nuremberg. L’Encyclopédie la décrit imparfaitement comme une « sorte de hautbois », Rameau l’utilise dans Zoroastre, mais elle fait son entrée à titre permanent dans l’orchestre de Mannheim au cours des années 1770. Berlioz, au siècle suivant, parlera d’elle comme de l’instrument de « l’héroïque amour ».
Entre Mozart et la clarinette, c’est une histoire d’amour qui naît le jour où le compositeur découvre l’usage qu’en fait l’orchestre de Mannheim : « Si seulement nous avions aussi des clarinettes ! Vous ne pouvez pas imaginer la sonorité ainsi produite dans une symphonie par le mélange des flûtes, hautbois et clarinettes », écrit Wolfgang à son père le 3 décembre 1778.
Puis vient la rencontre décisive avec Anton Stadler, qui joue de la clarinette, mais aussi du cor de basset (cor, car l’instrument est pourvu d’un pavillon large comme celui des cors ; basset pour « petite basse »). Commence alors une amitié qu’on peut qualifier de spirituelle, Mozart et Stadler étant frères au sein de la même loge maçonnique. Dans l’esprit de Mozart, la clarinette va devenir l’instrument de la fraternité, sentiment qu’il illustre par exemple dans l’orchestre de La Flûte enchantée ou encore dans l’air « Parto, ma tu ben moi » chanté par Sesto dans La Clémence de Titus. La clarinette va être aussi le protagoniste essentiel de trois partitions instrumentales composes par Mozart pour son ami Anton : le Trio K 492 dit « Des quilles », le Quintette K 581 et le Concerto K 622.
Staccatos perlés
Le Trio « des Quilles » aurait vu le jour lors d’une partie de quilles jouée par Mozart. Daté de 1786, il réunit une clarinette, un alto et un piano, formation inédite que reprendra plus tard Schumann dans ses Märchenerzählungen (« Contes de fée »). Composé pendant l’été 1789, pendant que les Parisiens s’occupaient de tout autre chose, le Quintette avec clarinette fut créé au Burgtheater de Vienne, le 22 décembre de la même année. « Avec sa voluptueuse cantilène et ses staccatos perlés, la clarinette met une touche d’élégance au spirituel entretien des instruments à cordes », écrit Heinz Becker.
Quant au Concerto pour clarinette, il s’agit de la dernière partition instrumentale achevée par Mozart (en 1791, comme les deux opéras précités) alors que le Requiem, lui, est resté inachevé par Mozart. Ce concerto, en réalité, après une première esquisse pour cor de basset, fut composé pour la clarinette de basset, instrument inventé pour Anton Stadler par Theodor Lotz ; le manuscrit ayant disparu, c’est la plupart du temps la partition publiée en 1801 par l’éditeur André qui est utilisée, dans laquelle la partie de clarinette de basset est adaptée à la clarinette. C’est une œuvre d’une perfection poignante, d’une mélancolie qui fuit le pathos. Jamais Mozart, aussi désespéré fût-il, n’aurait pu achever son concerto dans la tristesse.
Le Concerto pour clarinette de Mozart est devenu l’un des plus célèbres du répertoire, avec ceux composés par Weber (qui écrivit aussi pour l’instrument un concertino, un grand duo concertant et un quintette). On ne s’étonnera pas que le concert du 10 juin propose deux œuvres écrites par Jörg Widmann, dont une Fantaisie pour clarinette seule, encadrées par deux œuvres de Mozart, dont bien sûr le Concerto K 622, que jouera et dirigera Jörg Widmann en personne. Comme l’écrit le journaliste Max Nyffeler en effet, « les compositions de Jörg Widmann sont souvent le fruit du dialogue intellectuel avec des œuvres du répertoire antérieur. Un aspect particulier d’une partition du passé – une réflexion poétique, une idée formelle, une combinaison instrumentale particulière – peut déclencher en lui un processus de réflexion au terme duquel naît une œuvre dans laquelle la pensée initiale sera totalement transformée. » C’est le cas des œuvres pour clarinette de Mozart, mais il est possible aussi de citer Armonica (créé en 2007 par l’Orchestre philharmonique de Vienne sous la direction de Pierre Boulez) : dans cette œuvre, poursuit Max Nyffeler, « l’impulsion vient à nouveau de Mozart, auquel Jörg Widmann voue une immense vénération, ou plus précisément de deux petites œuvres que celui-ci composa l’année de sa mort, en I791, pour harmonica de verre, cet instrument sur lequel on produit les sons par le passage des doigts mouillés sur le bord des verres. »
Un bel exemple de fraternité à travers les âges.
Florian Héro