La vie de Cziffra est un roman

« Fiat lux », et la lumière fut, à travers les grands vitraux blancs, sur le visage souriant de Georges Cziffra et celui du public massé tout autour de lui. Ce 23 novembre 1977, « un descendant d’Attila redonnait à la France le berceau de ses rois » selon le bon mot d’André Malraux. Il en aura fallu des récitals, des émissions télévisées et de la paperasse pour que la Fondation Franz Liszt créée par Georges Cziffra redonne vie à la chapelle royale de Senlis ! Avant de jouer sur le piano placé dans la nef, le pianiste ouvre un papier blanc et raconte une double résurrection : celle d’un monument historique et de sa propre vie. Dans son autobiographie Des canons et des fleurs (Laffont, 1977), le pianiste se souvient de ce moment particulier : « Ce jour-là, devant les adhérents de la Fondation, j’essaie de trouver les mots pour faire comprendre mon souci d’aider les jeunes dans leurs débuts difficiles. J’évoque mon enfance dans le bidonville de Budapest. »
Le premier âge
« La cour des Anges », tel était le nom du bidonville dans lequel naquit le benjamin d’une famille de musiciens tziganes. C’est dans une petite maison branlante et montée sur pilotis que le petit Cziffra fait ses premières gammes. À trois ans, il regarde sa sœur jouer sur le piano familial et fait courir ses doigts sous la couverture de son lit. À cinq ans, la famille Cziffra reçoit la visite d’une troupe de cirque itinérante, et un clown musicien invite le petit prodige à improviser à partir de thèmes musicaux proposés par le public sous la toile d’un chapiteau planté dans le quartier. Quelque temps plus tard, un bonimenteur affirme à la famille que le petit prodige a rendez-vous avec le directeur de l’Académie Franz Liszt de Budapest. C’est un mensonge mais le directeur ne trouve pas le cœur de renvoyer la mère et son fils quand ils se présentent à l’académie. Il auditionne l’enfant et s’empresse de l’inviter à prendre des cours réguliers dans le prestigieux conservatoire. À neuf ans, celui qui est le plus jeune étudiant de l’établissement suit les cours d’Ernő Dohnányi et d’un ancien élève de Franz Liszt, le pianiste István Thomán, « l’arbre de vie » du conservatoire selon Georges Cziffra : « Ce que Liszt avait recommandé à notre vieux maître, celui-ci nous le transmettait comme une exigence toute neuve. Le mot de passe pour des générations et des générations de jeunes interprètes. Le maître de ma classe mourut alors que des vociférations et des bruits de bottes couvraient déjà les voix du ciel. »
Pendant qu’il s’exerce sans relâche derrière les épais murs de l’académie, les rumeurs de la ville annonce l’arrivée d’une nouvelle guerre. Un suicide européen que Georges Cziffra a vécu de près.
Dans la solitude des champs de bataille
En 1941, Cziffra est mobilisé pour servir dans l’armée hongroise, alliée à Hitler. Le pianiste quitte ce qu’il a de plus précieux : sa femme Soleilka et son fils György. Il sert dans l’infanterie et conduit des chars, subit les intimidations des militaires et ne touche plus un clavier pendant des années. Ne supportant plus la dureté de la caserne et des combats, il déserte un beau jour d’une manière spectaculaire : en sautant d’une locomotive en marche ! Le militaire est fait prisonnier à de multiples reprises et se souvient d’un événement traumatisant, survenu le jour où il dut jouer de l’orgue pour des blessés entassés dans la nef d’une église. Une fois son récital terminé, le pianiste s’éloigne et voit le bâtiment exploser sous le souffle d’un obus : et si les notes de l’orgue avaient été entendues au loin par ces batteries de tirs que l’on nommait les orgues de Staline ? Et si sa musique avait semé la mort ? La création du Festival de la Chaise-Dieu dans la Haute-Loire, à son initiative, et la rénovation de la chapelle royale de Senlis auraient-elles une saveur de rédemption pour ce pianiste croyant ?
« C’est sûrement mieux ainsi, pensai-je en regardant avec un dégoût distrait mes mains calleuses de vieux briscard constellées d’ampoules, de crevasses, sans parler de la cicatrice d’un bon coup de couteau (souvenir de quelque close-combat) dont la lame avait traversé ma paume de part en part », écrit Cziffra dans Des canons et des fleurs. Ces mêmes mains qui retrouvent les pianos des cafés concerts de Budapest en 1947. Son talent reconnu progressivement lui permet de revenir sur le devant de la scène, de devenir le héros de la Hongrie musicale et de s’installer en France en 1956 : Georges Cziffra est né. Le public et la presse sont stupéfaits par le jeu diabolique du pianiste, Pathé-Marconi enregistre des dizaines de disques du pianiste. Autant de pierres d’un monument qu’on célébrera encore dans cent ans.
Max Dozolme