L’ABC de BACH

« Comment n’être pas émerveillé en pénétrant dans l’œuvre de Jean-Sébastien Bach ? » s’exclame Paul Dukas dans la Revue Hebdomadaire en février 1894, offrant ainsi aux lecteurs et lectrices de son temps l’occasion d’une description de l’effet produit par le grand art du cantor de Leipzig, presqu’un siècle et demi après sa mort : « A l’écoute de sa musique, il semble qu’on s’enfonce en quelque forêt sonore, dont les végétations luxuriantes s’enchevêtrent harmonieusement, où chaque pas amène la découverte de nouvelles splendeurs ». Dukas parle également d’une « science se faisant sans cesse inspiration », d’une « vie surabondante » avant d’ajouter que « plus on se familiarise avec les étonnantes créations de ce grand génie, plus on leur trouve de profondeur et de force expressive sous leur forme d’apparence scholastique et que cette forme même se révèle à la fin aussi riche et aussi variée que le fonds auquel elle sert d’enveloppe ». Pour Dukas, comme pour de nombreux autres compositeurs français des XIXe et XXe siècles : « La musique moderne date de lui ». Déjà en 1874, Camille Saint-Saëns relève l’originalité de son style dans les colonnes de La Renaissance littéraire et artistique : « C’est tout un monde nouveau, peuplé d’une flore et d’une faune inconnues, de mélodies et d’harmonies d’une nature tout à fait exceptionnelle, éveillant l’imagination au plus haut degré ». Bien plus tard, Pierre Boulez parle même d’une certaine disposition à l’ivresse chez Bach. Dans un texte publié en 1951 dans la Revue Contrepoint n° 7 (« Moment de Jean-Sébastien Bach »), il définit cette sorte de « vertige musical » en citant les propos du Père François Florand : « Il arrive à Bach de développer le concert des voix en amenant une progression venue tout entière du courant mélodique lui-même, à peu près comme un fleuve que l’on verrait grossir sans cause extérieure apparente, ni affluents, ni glaciers, ni orages, mais par le seul apport de mystérieuses sources souterraines. C’est là autre chose qu’une simple esthétique de répétition. C’est un procédé très particulier à Bach, qui est fait d’une accumulation intérieure d’énergie, de force émotive, jusqu’au point où l’auteur et l’auditeur sont comme enivrés. » (1947)
Cette vitalité provient d’abord de la pratique instrumentale. Virtuose à l’orgue et au clavecin, Bach excelle sur tous les instruments à clavier de son temps ; il est un interprète d’un grand renom de son vivant et sa supériorité à l’orgue le distingue de ses confrères. On trouve dans ce domaine des témoignages d’admiration et de respect tout au long de sa carrière. En prise directe avec l’instrument, il élabore un style flamboyant et totalement libre qui témoigne néanmoins d’une parfaite connaissance et appropriation de l’héritage. Pour l’orgue, Bach compose des pièces en lien direct avec la liturgie luthérienne (préludes de Choral) autant que des partitions puisant dans les genres italiens (Six Sonates en trio). Il conçoit alors des œuvres aux proportions et à l’architecture phénoménales qui dépassent largement les pratiques de son temps (Passacaille et fugue en ut mineur et Variations canoniques). On trouve même dans certaines cantates, des sinfonie instrumentales avec une partie soliste d’orgue construites comme de véritables mouvements de concerto qu’il joue lui-même à l’occasion d’auditions et de déplacements, en visite dans les églises hors de Leipzig.
Au clavecin, Bach approfondit le style de l’école française dont il absorbe toutes les composantes ; les Suites françaises et les Suites Anglaises en portent le témoignage. Plus ambitieuses, ses Six Partitas (Leipzig, 1731) font partie des rares partitions éditées de son vivant. D’après Johann Nikolaus Forkel (le premier biographe de Bach), cette publication fit grand bruit : il écrit même qu’on n’avait « jamais entendu jusqu’alors d’aussi excellentes compositions pour le clavecin ». Mais Bach se montre encore plus novateur et même totalement explorateur en élaborant deux livres dédiés au clavecin (Clavier bien tempéré), dans lesquels il compose des préludes et des fugues dans toutes les tonalités possibles du système tonal, des tonalités comprenant quatre, cinq et six altérations, totalement inusitées en son temps. Viennent alors les Variations Goldberg, une série de trente variations pour clavecin à deux claviers publiées à Nüremberg en 1741 (quatrième partie de la Clavier-Übung) qui dépassent toute imagination, tant le renouvellement du discours et son enrichissement sont élevés.
Par ailleurs, Bach pratique également le violon (instrument de son père), et ce, jusqu’à un âge très avancé. Il laisse pour cet instrument plusieurs concertos, des sonates avec clavecin et les fameuses Sonates et Partitas solistes dans lesquelles il explore le potentiel polyphonique et harmonique de cet instrument monodique, repoussant là aussi les limites de l’interprétation de son temps, notamment dans la monumentale Chaconne en ré mineur. Lorsqu’il joue en musique de chambre, c’est la partie d’alto qu’il aime tenir, pour se trouver au milieu de d’harmonie et imaginer une partie intermédiaire ; il accompagne aussi volontiers au clavecin les autres instrumentistes en enrichissant la basse continue de parties polyphoniques supplémentaires totalement improvisées. Ces pratiques, qui témoignent d’une imagination hors du commun, sont relevées par les témoins de son temps.
Comme tous les compositeurs de l’époque, Bach apporte avec ses œuvres des réponses circonstanciées à des sollicitations et à des exigences venues de l’extérieur : il écrit des œuvres adaptées à des fins précises (pédagogiques, liturgiques, divertissantes…) et pour des circonstances très déterminées (anniversaires, fêtes de mariage, hommages, fêtes liturgiques…). Tour à tour musicien d’église et de cour, il a servi des municipalités (Arnstadt, Mülhausen, Leipzig) et des princes (à Weimar, Köthen, Weissenfels, Dresde). Les différents genres musicaux qu’il aborde sont totalement liés à ces fonctions. C’est ainsi qu’il développe au plus haut niveau l’art instrumental (Concertos brandebourgeois, Suite pour orchestre…) tandis qu’il travaille au service du prince Leopold d’Anhalt-Köthen, et qu’il élabore ses grandes fresques liturgiques (cycles de cantates, Magnificat, les deux Passions…) en tant que cantor à Leipzig. Il est remarquable de noter qu’en dépit des contingences matérielles ou de routine liées à chacun de ces postes, il n’ait jamais failli face au renouvellement des genres et de sa propre imagination : chaque circonstance nouvelle est l’occasion d’une œuvre nouvelle qui repousse les limites de l’invention. Ce renouvellement constant est aussi stupéfiant pour ses contemporains que pour nous aujourd’hui. Et avec quelle originalité et quelle liberté il empoigne à chaque occasion la tâche qui lui incombe, menant ainsi les pratiques de son temps à leur plus haute perfection.
Loin des cours et même des églises, la dernière décennie de vie de Jean-Sébastien Bach est tournée vers l’écriture et le legs. Il ne semble plus composer pour ses contemporains mais pour les générations à venir, peaufinant un ultime monument : la Messe en si mineur. Il abandonne les modes qui avaient fait de lui le plus grand des musiciens de son temps et se brouille avec le monde extérieur. Le musicologue Alberto Basso décrit magnifiquement cette phase ultime dans un texte de 1997 (« Redécouvrir Jean-Sébastien Bach ») : « Durant sa dernière décennie, qui vit naître L’Offrande Musicale et L’Art de la fugue, il s’était retiré sur le mont Sion, dans une solide forteresse, citadelle ou tour, où le seul hôte admis était la science, avec ses vertus de créature élue, avec sa lumineuse et vibrante auréole de certitudes acquises et de développements inattendus. Une nouvelle apocalypse, une révélation de ce qui est et de ce qui a été, un témoignage de prophétie comprise moins comme prédiction du futur que, selon sa signification la plus véritable et la plus authentiquement biblique, comme lecture du passé et interprétation des signes à travers lesquels la pensée se manifeste : voilà le programme que Bach s’était donné, voilà le nouveau Gottesdienst, le nouveau service divin qu’il mettait en pratique ».
Corinne Schneider