Nadia Boulanger, une histoire de la musique nord-américaine

Mardi 22 novembre 2022
Nadia Boulanger, une histoire de la musique nord-américaine  | Maison de la Radio et de la Musique

Quoi de commun entre Copland, Glass, Piazzolla, Michel Legrand et Igor Markevitch ? Une pédagogue hors-norme, mondialement réputée, la grande Nadia Boulanger, respectueusement surnommée « Mademoiselle ». Mais la sœur de Lili fut aussi compositrice. En cinq rendez-vous, Radio France met en lumière cette œuvre trop oubliée, dont deux créations mondiales Fugue et Allegro

Nadia Boulanger (1887-1979) représentera toujours un étrange trait d’union entre le monde d’hier et celui d’aujourd’hui, comme une bizarrerie contre-intuitive : comment un compositeur comme Vladimir Cosma, qui nous a fait rire et pleurer aux côtés de Louis de Funès en 1973 et d’Agnès Jaoui en 2022, peut-il avoir eu le même professeur qu’Igor Stravinsky dont la musique a participé à un scandale au Théâtre des Champs-Elysées en 1913 ? Comment concevoir que Quincy Jones, le compositeur de Soul Bossa Nova qui donnera toute sa saveur au film Austin Powers, a eu le même professeur qu’Aaron Copland dont les quintes de cuivres et les bariolages de cordes seront l’emblème de la musique américaine savante au XXe siècle ?  

« Sans Nadia Boulanger, les compositeurs américains auraient continué à imiter la musique européenne du XIXe siècle » trouvons-nous en titre dans le Télérama du 10 octobre 2020. Le XXe siècle est habituellement perçu comme celui de la transformation la plus radicale du langage musical, dans ses formes et ses sonorités. Il est également celui de l’affirmation tardive, mais non moins immédiatement identifiable à l’oreille de ce que nous appelons au sens large la musique américaine.  

Quand pouvons-nous parler de musique nationale ? Quand pouvons-nous parler de musique espagnole ? De musique française ? De musique russe ? S’agit-il simplement de musique composée par un individu né sur le bon sol ? De musique composée dans la langue du pays ? Les paramètres sont évidemment plus complexes, et d’ordre stylistique : par exemple, la première musique considérée comme véritablement russe ne sera en fin de compte composée que durant le XIXe siècle, portée par les efforts de Mikhaïl Glinka et de ses contemporains. Pourquoi eux, et pourquoi si tard ? Il y avait bien de la musique en langue russe composée par des Russes auparavant, mais il manquait l’essence : la musique de la terre russe, de ses campagnes, chorégraphiée depuis des siècles par des danseurs rustiques. Et cela, Mikhaïl Glinka l’a bien compris en incorporant ces sonorités à sa musique. 

Quid de la musique américaine ? La civilisation américaine ne repose pas sur un socle pluriséculaire ; difficile donc d’aller chercher dans les campagnes ce qui pourrait potentiellement être uniquement américain. Les musiciens sont venus pour la plupart d’Europe, avec dans les valises des procédés techniques absolument européens, avec des cadences (« les cadences ! naturellement, les cadences ! » s’extasiait Nadia Boulanger devant ses élèves) et des symphonies du Nouveau monde. Antonin Dvořák répond très intelligemment à la question de savoir ce qui sera spécifique aux Etats-Unis : il a le pied à peine posé sur le sol américain qu’il compose sa Suite Américaine en la majeur op. 98b, en 1895, dans laquelle il reprend les tournures mélodiques et rythmiques du chant spirituel et déchirant des Noirs américains.  

Where do we go from there? (“Où allons-nous, maintenant ?”) C’est ici qu’intervient « Mademoiselle », une femme française née à Paris le 16 septembre 1887, qui va endosser un rôle de maïeuticienne : son talent sera d’écouter la musique fraîchement composée par les Américains et de les aider à accoucher de leurs idées. Durant l’été 1918, Nadia Boulanger rêvait d’une carrière de soliste aux Etats-Unis, ce qui lui sera rendu impossible par son manque de réputation (bonne ou mauvaise). Elle circulera finalement moins que la grippe espagnole introduite sur le continent américain par les soldats de retour chez eux, et elle reviendra en France pour enseigner à l’Ecole normale de musique récemment fondée par Alfred Cortot, alternative considérée plus démocratique que le Conservatoire. 

L’aide apportée par Nadia Boulanger aux efforts de la reconstruction sera remarquée par deux organisations, The American Friends et le Comité Franco-Américain. Grâce à un certain Melville Smith dans les années 1920, la « Boulangerie » est instituée, une école immatérielle qui allait suivre Nadia Boulanger à l’Ecole normale, au Conservatoire américain de Fontainebleau et chez elle, dans son appartement parisien du 36 rue Ballu. La composition, Nadia Boulanger l’enseigne par l’analyse du répertoire. Le fils d’Igor Stravinsky, Sviatoslav Stravinsky disait : « on a l’impression tout à coup qu’une œuvre devient aussi profonde que la mer. » La puissance d’analyse de Nadia Boulanger lui permettait en réalité de corriger les fautes dans des œuvres fraîchement composées par ses élèves. « Les compositeurs américains et les élèves que j’ai connus partagent quelques caractéristiques, disait-elle, je dirais que ce qui les rapproche est l’élément rythmique et la culture de l’individu. Leurs œuvres sont très franches et montrent une maîtrise de la forme. Ces choses mènent à la création d’un genre qui sera reconnu comme typiquement américain. Je ne pense pas que cela se produira par l’apport d’influences externes mais ce sera simplement par l’expression de caractéristiques nationales. Le jazz peut-il être considéré comme une expression typiquement américaine ? Bien sûr que oui ; il exprime une partie du sentiment américain. Quelques étudiants m’en ont joué. Il possède d’intéressantes possibilités. » Le premier étudiant à s’inscrire à la Boulangerie est né à Brooklyn et s'appelle Aaron Copland (1900-1990). 

 

Ils ont travaillé avec Nadia Boulanger 


Leonard Bernstein
« Je suis allé la voir hier. J’avais apporté une petite pièce que je venais de composer. Je la lui joue… et là, elle m’arrête : “Ah ! Ce si bémol à la basse ! Non !” J’avais 58 ans, et je me suis retrouvé comme un enfant, comme un étudiant de 21 ans venu étudier avec “Mademoiselle”. C’était ma première leçon avec elle, je n’ai jamais été son élève. En poussant ce “ah ! si bémol !”, elle a commencé à vivre. Nous venions de parler pendant une heure de toutes choses, de Mozart, de Schoenberg, de Boulez, mais, après avoir insisté pour que je joue cette pièce, elle a remarqué ce si bémol à la main gauche parce que je l’avais déjà fait entendre à la main droite, et ça ne fonctionnait pas. Elle voulait quelque chose de plus frais. J’ai compris qu’il s’agissait d’une grande dame, indestructible. Presque aveugle, presque immobile, mais en forme ! Prête à bondir et faire des critiques. »  


Aaron Copland
« Être admis dans la classe de Nadia Boulanger a été l’événement le plus important de ma vie. Nous autres, Américains, sommes neufs ; nous avons besoin d’un art qui nous permette de nous réaliser nous-mêmes en tant qu’individus et en tant que communauté. En Europe, la mode est de nous considérer comme des Américains et non comme des gens. Surtout par rapport à notre musique : ils veulent apprendre ce qu’est la note américaine. Nadia Boulanger n’a jamais mis en avant un compositeur américain pour le différencier d’un compositeur français ou espagnol. Elle cherche plutôt la personnalité profonde qui créera de la grande musique, et elle considère la personnalité comme allant au-delà des frontières. En faisant cela, elle met chaque élève face aux forces et aux faiblesses de leurs individualités. Elle rend l’élève plus fort en faisant cela. En même temps, sa foi dans l’avenir de l’Amérique est remarquable. Pour autant, sa foi ne repose pas sur une sollicitude aveugle, mais dans la connaissance des œuvres qu’elle connaît. Mademoiselle Boulanger n’a pas particulièrement parlé de nationalisme quand j’étais élève, mais elle était consciente du patrimoine musical de ses élèves, et elle tentait de leur faire comprendre comment leur propre musique rentrait dans ce patrimoine et cette tradition. » 

Quincy Jones
« Nadia Boulanger me disait tout le temps : “Quincy, votre musique ne pourra jamais être plus ou moins que vous en tant qu'être humain.” C'est bien de jouer vite et tout ça, mais à moins que vous ayez une expérience de la vie et que vous ayez quelque chose à dire sur ce que vous avez vécu, vous n'avez rien à apporter du tout. “ Alors j'ai décidé de vivre ma vie, et je l'ai fait. J'ai appris très tôt pourquoi Dieu nous a donné deux oreilles et une bouche : il veut que nous écoutions deux fois plus que nous parlions, sinon il nous aurait donné deux bouches, pas deux oreilles. Il y a douze notes qui flottent dans l'univers depuis 720 ans à présent. Nous avons les mêmes douze notes que Brahms, Bach et Beethoven. Quand j'ai déménagé à Paris en 1957 et étudié avec Nadia Boulanger, je voyais Stravinsky tous les jours. Lui aussi était avec elle. Il n'y a pas mieux que Paris ! La France est ma deuxième patrie. Depuis mon premier voyage adolescent, comme trompettiste de Lionel Hampton, j'ai toujours été attaché à ce pays. Lorsque je suis revenu étudier avec Nadia Boulanger, j'avais prévu de rester deux semaines et je suis resté cinq ans… » 

Philip Glass
« Elle s’exclama un jour en mettant le doigt sur une seule mesure “Ah ! Cette mesure a été composée par un vrai compositeur. » C’était la première et dernière fois qu’elle me disait quelque chose de gentil en deux ans. D’un jeune homme de 26 ans, je suis redevenu un enfant, forcé de reprendre les choses depuis le début. "Combien y a-t-il de notes ?” 12 ? 88 ? Autant que possible ? Boulanger attendait le chiffre 7 : la gamme diatonique.” 

En somme, Nadia Boulanger a inventé la musique américaine en aidant les Américains à la composer. 

 

INSCRIPTION AUX NEWSLETTERSX

Chaque mois, recevez toute l’actualité culturelle de Radio France : concerts et spectacles, avant-premières, lives antennes, émissions, activités jeune public, bons plans...
Sélectionnez la ou les newsletters qui vous ressemblent ! 

Séléctionnez vos newsletters

(*) Informations indispensables

Les données recueillies par RF sont destinées à l’envoi par courrier électronique de contenus et d’informations relatifs aux programmes, évènements et actualités de RF et de ses chaînes selon les choix d’abonnements que vous avez effectués. Conformément à la loi Informatique et libertés n°78-17 du 6 janvier 1978 modifiée, ainsi qu’au règlement européen n°2016-679 relatif à la protection des données personnelles vous disposez d’un droit d’accès, de rectification, d’effacement, d’opposition et de portabilité sur les données vous concernant ainsi qu’un droit de limitation du traitement. Pour exercer vos droits, veuillez adresser un courrier à l’adresse suivante : Radio France, Délégué à la protection des données personnelles, 116 avenue du président Kennedy, 75220 Paris Cedex 16 ou un courriel à l’adresse suivante : dpdp@radiofrance.com, en précisant l’objet de votre demande et en y joignant une copie de votre pièce d’identité.

Conformément aux dispositions susvisées, vous pouvez également définir des directives relatives à la conservation, à l'effacement et à la communication des données vous concernant après votre décès. Pour cela, vous devez enregistrer lesdites directives auprès de Radio France. A ce titre, vous pouvez choisir une personne chargée de l’exécution de ces directives ou, à défaut, il s’agira de vos ayants droits. Ces directives sont modifiables à tout moment.

Pour en savoir plus, vous pouvez consulter vos droits sur le site de la CNIL