Pelléas selon Leinsdorf

EN COMPOSANT Pelléas et Mélisande, Debussy avait imaginé de faire s’enchaîner avec naturel les différentes scènes de son opéra. Puis il se heurta aux contraintes de la scène et composa dans l’urgence des interludes permettant les changements de décor, soit environ 150 mesures de musique. Ces pages symphoniques, augmentées des introductions instrumentales de chaque acte, ont donné l’idée à plusieurs musiciens d’élaborer une suite symphonique qui pût être jouée au concert. C’est dans ce sens qu’ont œuvré le chef Erich Leinsdorf en 1946, sous la forme d’une suite, puis le compositeur Marius Constant en 1983, avec sa Pelléas et Mélisande-Symphonie. Pierre Monteux et John Barbirolli ont aussi cédé à la tentation. Par ailleurs, explique David Grayson, « dans l’enregistrement intégral dirigé par Désormière en 1941, trois des interludes furent placés sur un 78 tours isolé, le dernier du coffret, ce qui permettait plus aisément de les écouter comme une suite pour orchestre séparée plutôt que suivant leur ordre d’apparition dans l’opéra ».
Plus près de nous, en 2015, René Koering s’est lui aussi attelé à la tâche, mais d’une manière plus originale : « En évitant les “interludes” moins inspirés car composés après coup (…), je remarquai que la partition appelait aisément une suite d’instants somptueux pour un orchestre moins large que celui de l’opéra. C’est ainsi qu’est née ma suite pour orchestre de chambre qui, ne pratiquant que le début et l’ultime fin du drame, m’a servi à intégrer les moments et les mesures les plus denses et douloureuses de la partition. »
La musique et le personnage
Debussy, de son côté, mettait l’accent sur l’irrépressible unité de sa conception : « À l’audition d’une œuvre, le spectateur est accoutumé à éprouver deux sortes d’émotions bien distinctes : l’émotion musicale d’une part, l’émotion du personnage de l’autre ; généralement, il les ressent successivement. J’ai essayé que ces deux émotions fussent parfaitement fondues et simultanées. » Erich Leinsdorf, en imaginant sa suite, a fait ce qu’il y avait de plus simple a priori : il l’a articulée en cinq pages successives, chacune reprenant l’un des lieux où se situe l’action des cinq actes (Acte I : une forêt; Acte II, scène 1 : une fontaine dans le parc ; Acte III, scène 2 : les souterrains du château ; Acte IV : un appartement dans le château ; Acte V : une chambre dans le château, sachant que les extraits des Actes III et IV sont enchaînés). On ne cherchera pas ici de narration, sinon psychologique, on se laissera prendre au contraire à cette orchestration fluide et vénéneuse qui fait tout le délicieux malaise de l’opéra.
Publiée en 1946, cette suite fut enregistrée les 22 et 24 février de la même année par l’Orchestre de Cleveland sous la direction de son auteur. Il la reprit ensuite à plusieurs reprises aux États-Unis, notamment avec l’Orchestre symphonique de Boston en octobre 1962 et, quelques mois avant sa mort (survenue le 11 septembre 1993), en janvier 1992, preuve qu’elle lui tenait à cœur. Elle fut enregistrée en 2003 par Claudio Abbado à la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin, mais le chef italien, à cette occasion, se permit d’ajouter sa touche au travail de Leinsdorf.
La suite de Leinsdorf, cependant, n’a jamais reçu l’assentiment de Durand-Salabert, éditeur de Pelléas. À tel point que cet éditeur passa commande à Alain Altinoglu d’une nouvelle suite, laquelle a été créée le 21 septembre dernier lors du premier concert dirigé par le chef français à la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin. « Je me suis basé principalement sur ces interludes pour élaborer ma suite. J’ai voulu conserver la dramaturgie de l’œuvre et ai suivi l’ordre chronologique depuis l’introduction lente et sombre de l’opéra jusqu’à la lumière du do dièse majeur final qui suit la mort de Mélisande », explique Alain Altinoglu.
Si l’on veut comparer les différentes suites qu’a inspirées Pelléas et Mélisande, il sera essentiel d’écouter avec une extrême attention celle d’Erich Leinsdorf, car c’est la dernière fois sans doute qu’il sera possible de l’entendre.
Christian Wasselin