Unsuk Chin, un portrait

Après un apprentissage chaotique de la musique alors que le souvenir de la guerre de Corée est encore très présent, Unsuk Chin arrive à Hambourg en 1985 afin de s’y forger un métier de compositrice. Là-bas y enseigne un ponte : György Ligeti. Lorsque la jeune Unsuk franchit la porte de sa classe de composition et pose sur le pupitre du piano ses partitions, le regard du maître est inquisiteur : « Ce n’est pas réellement vous, lui assène-t-il, vous ne faites que copier l’avant-garde ! Il faut trouver votre propre voie. » Message reçu cinq sur cinq, et remise en cause immédiate. Suivront tout de même trois années entières sans composer. Il faut bien ce silence pour se forger une personnalité.
En 1988, nouveau déménagement. Direction Berlin. Là-bas, Unsuk étudie à l’Université technique, dans l’antre des studios de musique électro-acoustique. Elle n’écrira que peu pour électronique dans sa carrière, mais le passage dans ces studios changera sa perception et son oreille. Elle devient alors une coloriste, une peintre des sons et des sens.
Au cours de l’année 1991, elle s’attèle à l’écriture pièce pour soprano et ensemble : Akrostichon-Wortspiel, Seven Scenes From Fairy Tales (« Acrostiche-Calembour, sept scènes de contes de fées »), qui sonne comme un nouveau départ. De cette œuvre tout en fragments, tintements, zig-zag de timbres scintillants et chamarrés, s’extrait un nouveau langage, au caractère quasi-expressionniste. La leçon de Ligeti.
Louée par la critique, l’œuvre signe le début de la reconnaissance publique. Les commandes s’enchaînent, toujours tout en décontraction. En effet, quel serait le sel de la musique de Chin sans un certain humour, une légèreté teintée d’ironie, comme dans sa pièce pour violon et électronique Double Bind ? où le violoniste fait entendre les sons de son instrument comme « de l’intérieur », avec force théâtralité ? Ce goût du truculent vient peut-être de Ligeti, qui avec Le Grand Macabre a mis un bon coup de pied dans la fourmilière du monde corseté de l’opéra. Cette appétence pour le théâtre, on la retrouve bien évidemment dans ce qui est pour l’instant le seul ouvrage lyrique de la compositrice : Alice in Wonderland, d’après Lewis Carroll. Un opéra en forme de récit initiatique ébouriffant.
Ébouriffante, sa musique d’orchestre l’est aussi très certainement… tout comme ses concertos ! Pour elle, l’écriture concertante est un absolu, où le dépassement de soi au travers d’une virtuosité débridée est la clef (écoutez ce qui est peut-être son « tube » : le Concerto pour violon et orchestre). Une clef, un talisman, comme le mélange entre tradition sempiternelle et le rêve qu’elle induit. Tradition européenne (les « scènes de théâtre de rue » de Gougalon) et asiatique (Šu pour sheng et orchestre) se mêlent dans une parfaite fusion, et aboutissent à une rêverie générale. L’onirisme, le souvenir de l’enfance, que l’on entend notamment dans la « Music Box » liminaire à sa pièce pour orchestre Mannequin, est le secret à peine caché d’une musique qu’on écoute avec le plaisir d’entendre un paradis perdu.
Thomas Vergracht