Beethoven et le piano

Pour nous préparer à écouter les trente-deux sonates, sous la houlette de François-Frédéric Guy, penchons-nous sur la manière dont Beethoven a également utilisé le piano dans ses concertos. Plusieurs d’entre eux sont en effet à l’affiche au cours de la saison prochaine.
Beethoven et le piano ? L’histoire de toute une vie, des premières Sonates aux ultimes Bagatelles. « Le piano était l’un des principaux modes d’expression de Beethoven, et sa prédilection pour cet instrument, dans le domaine du concerto, le confirme. La virtuosité croissante de son écriture va de pair avec son traitement de l’orchestre : l’orchestre lui-même est élargi, ses contributions sont plus denses, et les parties individuelles se font plus exigeantes que dans les concertos antérieurs », écrit Anne-Louise Coldicott.
Les autres instruments ont moins intéressé Beethoven : son catalogue comprend le célèbre Concerto pour violon en ré majeur, certes (dont il existe une transcription pour piano et orchestre), le Triple Concerto pour piano, violon et violoncelle, mais on n’y trouve aucun concerto pour violoncelle ou pour instrument à vent, même s’il reste les ébauches d’un concerto pour hautbois de jeunesse et d’un concerto pour violon en ut majeur laissé inachevé. De plus, contrairement à Mozart (dont il vénérait en particulier le Vingtième Concerto, pour lequel il écrivit une cadence), Beethoven fait partie de ceux qui choisirent de composer spécialement pour le pianoforte, lequel supplanta définitivement le clavecin au détour du XVIIIe et du XIXe siècle : à partir de 1796, il mena campagne, écrit Tia DeNora, « pour une réforme des pianos viennois, réclamant plus particulièrement “un mécanisme plus lourd, un instrument plus robuste et des sonorités plus fortes, certainement parce qu’il avait besoin d’un instrument capable de résister à son énergie animale, de traduire l’intensité de ses sentiments et de remédier à sa surdité croissante” (William Newman). Beethoven n’était pas, et de loin, le seul musicien intéressé après 1795 à la construction d’un nouveau piano : son impact sur la technologie pianistique ne fit que traduire une tendance de plus en plus nette du piano international, (sachant qu’) au XVIIIe siècle, les instruments différaient considérablement d’un pays à l’autre. »
Briser l’instrument
Le sous-titre donné à la Sonate op. 106, « Hammerklavier » (littéralement : clavier à marteaux) semble un hommage rendu à la mécanique même de l’instrument, mais ce n’est guère là qu’un truisme, ce nom désignant tout simplement le pianoforte par opposition au clavecin (à cordes pincées). À l’époque où Beethoven composait cette sonate (en 1817), le facteur Thomas Broadwood lui envoya un superbe instrument de six octaves, qui mit deux mois pour arriver de Londres à Vienne. En 1825, Conrad Graf offrit pour sa part à Beethoven un piano de sa fabrication sous forme de « prêt permanent ». À la fin du XXe siècle, le pianiste Paul Badura-Skoda remettra ce type d’instrument à l’honneur en précisant : « Ce qui manque en volume dans le piano de Conrad Graf est compensé par la force dramatique, l’étonnante expressivité dans le chant et une richesse des couleurs parfois inimaginable. Nous avons de nouveau la preuve que, même durant sa dernière période créatrice, Beethoven était réaliste à un degré beaucoup plus élevé qu’on ne le pense habituellement. Car l’instrument est utilisé ici jusqu’à ses extrêmes limites, plus encore sans doute que son génial facteur ne pouvait l’envisager. L’expression de Beethoven : “Brechen soll das Klavier !” (Il faut briser le piano !) prend ici toute sa valeur. »
Les cinq concertos pour piano que nous a laissés Beethoven, si on les compare au cycle des neuf symphonies, et même s’ils donnent le sentiment d’un ensemble parfaitement achevé, peuvent passer pour des œuvres de relative jeunesse. Ou plutôt, il semble que Beethoven ait eu conscience assez tôt d’avoir épuisé les possibilités du genre : les deux premiers furent conçus avant la Première Symphonie, et la composition du cinquième et dernier, qui attendra trois ans avant d’être créé, se situe entre les Sixième et Septième Symphonies. (On peut ajouter ici le Concerto n° 0, composé par un Ludwig adolescent, qui fut reconstitué à plusieurs reprises et créé en 1943 à Potsdam par Edwin Fischer.)
Le cours majestueux de la partition
À l’audition toutefois, les cinq partitions suivent un cours majestueux et presque naturel : d’abord, deux concertos permettant à Beethoven, qui quitte Bonn et s’installe en 1792 à Vienne, de s’y exprimer en tant que pianiste. Brigitte Massin voit là « deux œuvres jumelles qui cherchent simultanément leur voie entre l’affirmation sociale extérieure du créateur virtuose et la recherche de structures et d’expressions plus originales et plus profondes ». Deux concertos, ensuite, faisant preuve d’une plus grande audace dans la forme et provoquant l’équilibre entre le soliste et l’orchestre ; l’esprit de l’Héroïque (dans le Troisième) et de Fidelio (dans le Quatrième) y souffle à des degrés divers. Un couronnement indépassable, enfin, avec le triomphal Concerto « Empereur ». Beethoven ne devait pas mener à terme un sixième concerto, en ré majeur, esquissé en 1815. (Notons qu’il subsiste également un rondo pour piano et orchestre en si bémol majeur, daté de 1793, inachevé, qui fut peut-être le premier finale du Concerto op. 19.)
Les deux premiers concertos sont quelquefois joués par un pianiste dirigeant de son clavier : le piano, même si l’orchestre lui ménage ses entrées, mène la danse. C’est l’époque où Beethoven, qui tient à briller lui-même comme soliste, avoue à son éditeur Hofmeister : « Je réserve encore les meilleurs (concertos) pour moi, jusqu’à ce que je fasse un voyage » ; car, écrit-il ailleurs, « une bonne politique de musicien demande que l’on garde quelque temps pour soi ses meilleurs concertos ». De même que Mozart s’est mesuré à Clementi lors d’un duel pianistique en 1781, de même Beethoven n’hésite pas à lutter à son tour avec Wölffl en 1799 dans l’hôtel particulier du baron Raymond von Wetzler (un « combat de deux athlètes », dit le chef d’orchestre Ignaz von Seyfried), ou encore avec Steibelt l’année suivante, chaque artiste exhibant au public son talent de compositeur et d’improvisateur. C’est à ce prix que Beethoven arrachera l’admiration et la confiance d’une poignée d’aristocrates viennois éclairés qui seront ses mécènes les plus constants.
Quand le piano se cabre
La manière dont s’enrichit par la suite l’inspiration et la matière de Beethoven ne saurait se mesurer au seul paramètre de la surdité croissante, mais il est un fait que dans les premières années du XIXe siècle, Beethoven s’affranchit de l’obligation de plaire et de ce qu’on peut appeler le goût. La pensée et le chant prennent le pas sur la séduction, le piano n’est plus accompagné par l’orchestre, il converse avec lui, se cabre devant lui ou s’affronte à lui. Si certains mouvements lents des concertos de Mozart s’apparentent à des airs d’opéra, les concertos de Beethoven, à partir du Troisième, sont des drames sans paroles.
Après 1810, Beethoven se posera encore d’autres questions. La surdité l’empêche de continuer à jouer en public (le Cinquième Concerto sera créé par un autre pianiste), et de toute manière il ne voit pas dans le concerto le genre idéal pour susciter et exprimer la concentration, même en bouleversant la forme de fond en comble. Il a montré, avec l’Empereur, comment il était possible d’en transcender définitivement le côté mondain, mais aussi de faire entrer le tumulte du monde dans la sphère de l’intimité. « Cet homme enfermé dans sa solitude est placé au centre d’un labyrinthe acoustique – comme celui de l’Oreille de Denis –, d’une chambre d’écho, où lui parviennent, déformés, fragmentaires, assourdis, éclatants, les bruits du monde, clameurs des foules révolutionnaires, armées en marche, sonneries et tumulte des batailles, propos philosophiques et discours politiques, chants d’amour », écrit Michel Beretti. Mais il ne peut pas et ne veut pas aller plus loin. Il a suffisamment chanté la bien-aimée lointaine, suffisamment défié l’histoire et la société, suffisamment fait entendre aussi le Weltgeist (l’esprit du monde) cher à Hegel ; il a surtout suffisamment pris et repris la forme : le concerto, désormais, est pour lui un livre clos.
C’est dans le même esprit qu’il attendra dix ans, après la Huitième, avant d’entreprendre sérieusement la Neuvième Symphonie. Si l’on ajoute à cette œuvre quelques cantates et musiques de scène, et bien sûr la Missa solemnis, le dernier Beethoven est tout entier aux lieder, à la musique de chambre, et bien sûr au piano, mais sans orchestre. On peut toujours rêver ou spéculer, mais nul doute qu’un concerto pour piano composé par Beethoven sur le tard eût davantage ressemblé à une fantaisie avec piano principal, ou eût brisé le schéma traditionnel en trois mouvements, que les cinq concertos composés respectent scrupuleusement.
Christian Wasselin