Berlin comme vous ne l’avez jamais vue (ni entendue)

Pour Berlin, symphonie d’une grande ville (1927), le compositeur David Hudry a imaginé une musique pulsée, réglée à la seconde près sur les images inoubliables de Walther Ruttmann. Création mondiale le 4 février.
Comment avez-vous découvert Berlin, symphonie d’une grande ville, le film de Walther Ruttmann ?
J’ai découvert ce film il y a trois ans, dans le cadre des cours que je donne pour préparer les étudiants au concours d’entrée à l’École normale supérieure. J’avais à traiter le thème de la musique à l’image dans le cinéma jusqu’en 1945. Mes recherches m’ont mené au film de Ruttmann qui m’a tout de suite fasciné – tout en ayant conscience que le cinéaste a ensuite pris une bien sinistre orientation, en devenant un serviteur zélé du IIIe Reich. Berlin, symphonie d’une grande ville, qui date de 1927, est en effet un film muet non narratif, mais qui se réfère constamment à la musique, par son découpage en « cinq actes », comme s’il s’agissait d’un opéra, et par sa musicalité dans le montage des plans. Le film possède aussi une valeur patrimoniale, puisqu’il montre un Berlin disparu, qu’on ne verra plus jamais.
Plusieurs de vos pièces s’inspirent du monde industriel. Par conséquent, rien d’étonnant à ce que vous ayez été attiré par le Berlin des années 20.
Ruttmann filme des machines en mouvement, d’une grande beauté plastique. Il filme des gens qui vont au travail et les met en parallèle avec des animaux qui avancent sans se poser de question. Mais cette « mécanique du monde » n’est pas le seul visage de Berlin. Les actes IV et V s’attachent aussi au monde du loisir et du divertissement. J’ai été touché par cette dimension festive, ces moments de partage et de libération.
Comment est né votre projet de musique pour ce film ?
Plusieurs compositeurs avaient déjà écrit de la musique, notamment Edmund Meisel qui a été joué lors de la première projection du film en 1927. Je les ai écoutés, ce qui m’a conforté dans l’idée que, face à l’image, le musicien dispose de plusieurs stratégies. J’ai donc eu envie de proposer ma propre vision. J’en ai discuté avec Pierre Charvet, délégué à la création musicale de Radio France, et avec Johannes Neubert, délégué général de l’Orchestre national de France, qui ont agréé le projet. Voilà maintenant sept mois que je travaille sur cette partition symphonique, destinée à être jouée pendant la projection du film. Je suis évidemment allé à Berlin pour sentir battre le pouls de la ville !
Comment travaille-t-on, lorsqu’il s’agit de synchroniser la musique avec l’image ?
J’ai dû composer en suivant le déroulement chronologique du film. D’habitude, je peux commencer par un passage qui se situera à la fin ou au milieu de l’œuvre. Mais là, ça ne pouvait pas fonctionner, car il fallait d’emblée caler la musique sur l’image. Une musique qui, dans sa totalité, dure un peu plus d’une heure, et ne s’arrête jamais. Le chef devra d’ailleurs diriger avec un clic, pour respecter strictement le tempo dicté par le film. J’ai pris le temps de sentir les bons tempi, de m’imprégner du contexte avant de me lancer, car les images et leur rythme donnent la direction à suivre. Ils suggèrent ce qui, musicalement parlant, peut marcher ou non. Par moments, j’ai souhaité une synchronisation exacte de la musique avec l’image ; à d’autres moments, la musique suit le film, mais avec une sorte de distance, le son et l’image pouvant dire la même chose mais selon des modalités différentes. J’ai aussi fait l’expérience de déplacer un passage pour l’associer à une autre séquence du film. Ou bien, j’ai créé un jeu de correspondances entre plusieurs plans du film.
Par exemple ?
Au début de l’acte I, une barrière s’abaisse juste avant que ne passe le train lancé à pleine vitesse. La musique de ce plan sera entendue à trois reprises, notamment lorsque le chef de gare donne le départ, avec coup de sifflet et un geste du bras rappelant le mouvement de la barrière. Plus loin, des montagnes russes se métamorphosent en une spirale tourbillonnante : j’ai constaté que la structure rythmique composée pour le début du film fonctionnait aussi avec cette scène.
Quelle couleur sonore avez-vous privilégiée ?
Le sujet du film et sa facture m’ont conduit à écrire une musique très pulsée, très rythmée, toujours en tension, sauf dans l’acte IV qui montre les Berlinois pendant leur pause de midi – c’est une séquence où, pour la première fois depuis des années, j’ai utilisé des harmonies tonales ! La musique comprend une partie de batterie totalement écrite, avec des passages un peu swing, un peu funky. Le geste cinématographique initial, avec la barrière du passage à niveau qui s’abaisse, s’accompagne de figures rythmiques inspirées du metal. J’appréhende l’aspect expérimental et futuriste de Ruttmann à l’aune du XXIe siècle, car le Berlin de 1927 entre en résonance avec l’effervescence urbaine qui modèle nos vies aujourd’hui.
Propos recueillis par Hélène Cao