Berlioz et Liszt, une amitié contrariée

Berlioz est à Paris depuis l’automne 1821 ; Liszt, lui, est arrivé le 11 décembre 1823, jour anniversaire des vingt ans de son futur ami. De 1823 à 1830, Berlioz a commencé à faire parler de lui, et on peut s’étonner qu’il n’ait jamais croisé Liszt – de huit ans son cadet, il est vrai. Mais, comme l’écrit Berlioz, leur amitié prend forme très vite.
Liszt est né en Hongrie mais sa culture, germanique au départ, devient française au fil des années qu’il passe à Paris. Les deux jeunes musiciens ont des passions communes : Faust comme on l’a vu, Shakespeare, Byron, sans oublier Beethoven. Certes, Liszt est pianiste et Berlioz joue avant tout de l’orchestre, mais ils sont l’un et l’autre animés par de grandes ambitions. Liszt va transposer sans attendre la Symphonie fantastique (pour piano seul) puis Harold en Italie (pour alto et piano) afin de faire connaître la musique de son ami ; il participe également volontiers aux concerts donnés par Berlioz à Paris. Les deux musiciens fréquentent le même monde, de Chopin à George Sand, de Heine à Hugo. Et Liszt est l’un des témoins lors du mariage de Berlioz, le 3 octobre 1833. Leur seul point de désaccord concerne la question politique : Liszt, admirateur de Lamennais, a foi en le progrès social, croit en la mission humanitaire des artistes, écrit dès 1832 une pièce pour piano pour soutenir la révolte des canuts à Lyon ; « Il donna même plusieurs concerts pour la fondation des crèches », précise le musicologue Nicolas Dufetel. Berlioz, lui, après avoir éprouvé quelques tentations saint-simoniennes vers 1831-1832, ne jure que par les autocrates qui lui permettent de faire entendre sa musique, qu’il s’agisse des princes éclairés d’Allemagne ou du tsar Nicolas Ier, le bourreau des Décembristes*, auquel il dédie sa Symphonie fantastique : « Oh les gouvernements représentatifs, et à bon marché encore, stupide farce ! Mais ne parlons pas de ça, nous nous entendrions, je crois, assez peu. Heureusement nos sympathies sont les mêmes pour tout le reste » (lettre à Liszt du 20 juillet 1837). Dans ce domaine, seul les réunit un profond sentiment européen avec son corollaire, le rejet de tout nationalisme.
Le cœur et l'âme
À partir de 1835, Liszt se met à voyager : il part pour la Suisse et l’Italie avec Marie d’Agoult, qui sera la mère de ses trois enfants, puis mène une carrière de virtuose qui le fait traverser l’Europe en tous sens mais revenir régulièrement à Paris. La correspondance avec Berlioz mène elle aussi bon train. Elle est passionnée, chaque lettre se terminant dans l’effusion, du moins celles adressées par Berlioz à Liszt (celles écrites par Liszt à Berlioz sont pour la plupart perdues) : « Adieu mon ami, vous devez comprendre aujourd’hui ce que mon cœur attend du vôtre » (le 19 décembre 1832), « Mon cher sublime » (10 mars 1834), « Adieu, adieu, je t’embrasse de toute mon âme » (22 janvier 1839), etc.
En 1848, Liszt choisit de se fixer à Weimar. Il a trente-sept ans. Marie d’Agoult est presque oubliée : sous le nom de Daniel Stern, elle a publié un roman vengeur intitulé Nelida. Qu’est-il arrivé ? Une rencontre décisive : Liszt a trouvé une nouvelle égérie en la personne de la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein. Leur liaison, qui durera jusqu’à la mort du musicien (Carolyne s’éteindra quelques mois après lui, en 1887), a commencé en 1847. Or, l’année suivante, Liszt devient maître de chapelle à Weimar. Il se fait un plaisir et un devoir et un plaisir de défendre la musique de ses contemporains : au premier chef, il y a Berlioz dont il reprend Benvenuto Cellini en 1852, quatorze ans après l’accueil désastreux que lui a réservé l’Opéra. Jusqu’en 1856, en présence ou en l’absence de Berlioz, Liszt dirige chaque année à Weimar des œuvres de son ami, mais lui consacre également des articles (sur Harold en Italie par exemple, dans la Neue Zeitschrift für Musik, la revue créée par Schumann). Et le 17 février 1855, Liszt au piano crée son propre Concerto en mi bémol majeur sous la direction de Berlioz en personne.
Entre-temps, Harriet, la première femme de Berlioz, est morte. Liszt écrit à son ami : « Elle t’inspira, tu l’as aimée, tu l’as chantée, sa tâche était accomplie ! » Mais dans cette « lettre cordiale, comme il sait les écrire », selon les mots mêmes de Berlioz, un livre récent nous présente un Liszt plein de « compassion sexiste » et de « douce pensée utilitariste » (sic). Notre époque est décidément très éloignée de cette conception passionnée de l’amour et de l’amitié.
Une histoire de rival
Oui mais entre-temps également, Liszt a dirigé Tannhäuser à Weimar, et surtout, en 1850, il a assuré la première de Lohengrin. Wagner ! Berlioz, malgré toute l’amitié qu’il a pour Liszt, l’accepte difficilement. De fait, il ne peut pas imaginer partager avec un autre, surtout avec un compositeur rival dont il mesure le danger qu’il peut représenter pour sa propre prééminence sur l’Europe musicale.
Berlioz vit comme une blessure l’arrivée de Wagner dans la vie de Liszt – arrivée d’un musicien génial et d’un ami intéressé, qui sera plus tard un gendre envahissant. Certes, il se repent quelquefois de son égoïsme : « Tu m’écris des lettres de douze pages pour me parler de moi et de mes affaires, et j’ai la naïveté de te répondre sur le même sujet. » Dans la même lettre (de juillet 1853), il va jusqu’à reconnaître : « Je suis persuadé comme toi de la facilité de l’engrenage entre Wagner et moi, si toutefois il met un peu d’huile dans ses rouages. » Mais les espoirs de Liszt resteront vains. Berlioz et Wagner sont personnellement et esthétiquement trop éloignés l’un de l’autre (même si Wagner a su reconnaître sa dette musicale à l’égard de Berlioz, son aîné de dix ans), et les malentendus à propos de la « musique de l’avenir » jettent de l’huile sur le feu. Berlioz a conscience d’écrire une musique audacieuse, mais il ne se voit pas en chef de file ; ce qu’il apporte de neuf lui appartient en propre, il n’entend pas faire de Liszt, a fortiori de Wagner, ses disciples. Son culte de l’individu lui interdit les élucubrations de ce genre.
Liszt va connaître par la suite plusieurs désillusions : il va démissionner de son poste de chef d’orchestre à Weimar en 1858 ; la princesse Carolyne n’obtiendra pas l’annulation de son mariage et ne pourra jamais l’épouser ; il perdra son fils Daniel en 1859 et sa fille Blandine en 1862. Seule Cosima leur survivra : elle épousera le chef d’orchestre et pianiste Hans von Bülow en 1857, puis Wagner en 1870. Un an après la mort de Berlioz.
Christian Wasselin
* Insurgés russes qui, en décembre 1825, essayèrent d'obtenir une constitution.