Bertrand Tavernier nous emmène à travers le cinéma français

Mardi 27 novembre 2018
Bertrand Tavernier nous emmène à travers le cinéma français | Maison de la Radio et de la Musique
Bertrand Tavernier nous emmène à travers le cinéma français avec pour guide la musique et les chansons qui ont marqué les films de Renoir, Truffaut et quelques autres.
Cinéaste et cinéphile, c’est pour défendre les chefs d’œuvre de ses pairs que le réalisateur de L’Horloger de Saint-Paul, par ailleurs président de l’Institut Lumière, investit désormais les salles lyonnaises. Et sans doute ne se raconte-t-il jamais mieux lui-même qu’en parlant ainsi des films qu’il aime. Dans son Voyage à travers le cinéma français, l’analyse est passionnée, et toujours l’œil interroge l’oreille, conviant les compositeurs à la fête. Nous retrouvons Bertrand Tavernier à l’occasion d’un week-end consacré à la musique de film, durant lequel celui qui a travaillé avec Antoine Duhamel, Philippe Sarde et Bruno Coulais, n’aura de cesse de répéter son amour pour un genre sous-estimé.
 
Bertrand Tavernier, comment vous est venue cette idée de week-end musical consacré au cinéma ?

Au fil des entretiens sur les ondes, j’ai souvent déploré le regard porté par la France sur sa musique de film, et dénoncé le manque d’enregistrements en la matière alors que les orchestres américains demeurent très attachés à leur patrimoine cinématographique. Bien sûr, le disque fait honneur aux bandes originales récentes, mais il méconnaît tant de partitions du passé que nous sommes aujourd’hui privés de merveilleuses pièces, parfois signées par des compositeurs célèbres, à commencer par Darius Milhaud ou Jacques Ibert. Combien d’œuvres n’ont jamais été reprises au concert après leur sortie sur grand écran, et ce malgré l’existence de suites d’orchestre ? Quelques chefs comme Georges Tzipine ou Michel Plasson se sont appliqués à ressusciter les plus belles contributions d’Arthur Honegger au film français, mais c’est à une part bien réduite de son catalogue que nous avons accès si l’on pense à toutes ses collaborations avec les plus grands : avec Abel Gance sur La Roue et Napoléon, avec Raymond Bernard sur Les Misérables, avec Marcel Pagnol sur Regain, ainsi qu’avec Pierre Chenal, Marcel L’Herbier ou Christian-Jaque. Que nous resterait-il de Maurice Jaubert si François Truffaut ne l’avait révélé au grand public pour les besoins de son film Adèle H, en faisant notamment réenregistrer la musique de L’Atalante ? Désormais, quelques ensembles d’Europe de l’Est s’attachent à faire revivre ce répertoire, soutenus par un éditeur discographique avide de raretés et de redécouvertes. L’effort est d’autant plus remarquable que ces renaissances impliquent un travail de reconstitution délicat. De nombreuses archives nous sont parvenues incomplètes ou dégradées, car éditeurs et compositeurs ont été peu précautionneux, regardant de trop haut ce qu’ils considéraient n’être qu’un travail alimentaire. Ne disposant ainsi ni du conducteur, ni du matériel de La Grande illusion, Bruno Fontaine a ainsi réécrit la partition de Vladimir Kosma à l’oreille ! Et c’est pour déterrer ces trésors musicaux du cinéma, ceux de Roland-Manuel ou de Jean-Jacques Grünenwald par exemple, que Radio France a pris contact avec moi. C’est le début d’un travail, une prise de conscience, une promesse autour de quelques pièces essentielles. Nous avons imaginé quatre moments : un retour aux origines (qui aurait pu nous rappeler aussi que Saint-Saëns a ouvert la voie avec L’Assassinat du duc de Guise) ; un panorama sur des thèmes célèbres, ceux très symphoniques de Delerue ou ceux, plus électroniques, de François de Roubaix ; un moment de création ; un dernier pour la chanson, genre emblématique de l’histoire du cinéma.
 
La Grande Illusion, c’est pour vous un souvenir d’enfance…

La façon dont la musique éclate à la fin du film m’a marqué à vie, et la marche introductive est une petite merveille de dérision antimilitariste. J’ai vu pour la première fois le film de Renoir au Club, un cinéma lyonnais, et l’enfant de la Seconde Guerre mondiale et de la Libération que j’étais ne pouvait y rester insensible. J’étais arrivé en retard, mais une fois le film terminé, je suis resté assis dans mon fauteuil pour aussitôt le revoir. Il est temps que le public redécouvre le travail de Kosma : l’entendre au concert offre une expérience très différente de celle de la salle de projection.
 
Votre premier choc cinématographique, vous le devez à Dernier Atout de Jacques Becker ; vous aviez six ans, et vous profitiez d’une projection dans un sanatorium à Saint-Gervais. Plus musicalement, quelles sont vos grandes émotions ?

La guitare de Jeux interdits, l’harmonica de Touchez pas au grisbi, plus récemment la trompette de Miles Davis dans Ascenseur pour l’échafaud. J’aime les instruments ou les combinaisons un peu rares, les petites formations et le jeu en soliste. Pour L’Atalante de Jean Vigo, Maurice Jaubert a tout inventé : la façon de faire partir la musique du son d’une machine, celle de faire chanter l’accordéon ou le saxophone. Ces instruments, je les apprécie particulièrement, de même que le trombone ou la contrebasse. Les concerts à l’Auditorium de Radio France seront l’occasion de redécouvrir toutes sortes d’expériences. Pensons seulement à Godard manipulant la musique d’Antoine Duhamel dans Pierrot le fou, coupant et reprenant les longs morceaux composés sans minutage. Un thème parfois fait à lui seul le film ; c’est le cas de celui de Touchez pas au grisbi, avec les quelques mesures retenues par Jacques Becker parmi toutes celles initialement prévues par Jean Wiener.
 
Peut-être aussi est-ce le cas du thème de Camille dans Le Mépris de Godard, des quelques notes tourbillonnantes pour Jules et Jim de François Truffaut, du Grand choral de La Nuit américaine qui semble surgi d’un oratorio d’un autre âge. À chaque film sa signature musicale, et ce n’est pas un hasard si la Nouvelle Vague justement a tant soigné ses génériques : l’extraordinaire générique parlé du Mépris, les bribes sonores de La Nuit américaine ; « jouez les notes et c’est tout », dit une voix tandis que la bande son défile à l’écran… Le musicien joue un rôle principal au cinéma, et vous-même affirmiez, au cours d’un entretien sur France Musique, que le musicien, plus qu’un illustrateur, devait être un « scénariste » du film…

Maurice Jaubert se qualifiait ainsi, car le compositeur ne doit pas se contenter de commenter ; il lui faut éviter le pléonasme, s’attacher à l’émotion, à la dynamique intérieure du film. Sa musique doit être une porte d’entrée pour comprendre le réalisateur. Jacques Ibert résume à lui seul les intentions à venir de Julien Duvivier, quand Henri Dutilleux invite le spectateur à changer totalement son point de vue sur Henri Decoin, et par sa musique remet en cause les préjugés sur la facilité du cinéaste. N’est-ce pas Henri Decoin qui, avec Maléfices, a fait entrer la musique concrète de Pierre Henry dans les salles obscures ?
 
Vos goûts musicaux, forgés au fil des rencontres des Jeunesses musicales de France, se sont tout d’abord fixés sur une sorte de postromantisme, celui de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak – le premier disque que vous avez acheté –, ou celui de Rachmaninov…

Je me rappelle avoir donné à Antoine Duhamel l’enregistrement d’un prélude de Rachmaninov ; je voulais quelque chose d’un peu semblable pour une séquence de Laissez-passer où l’on voyait Jacques Gamblin déambuler dans Boulogne-sur-Mer après les bombardements. Je n’attendais pas un « à la manière de », mais quelque chose d’assez proche par son expression. Je voulais y sentir ce que j’avais éprouvé à l’écoute du prélude. Mais plus généralement, je suis bien moins inspiré par Dvorak ou Rachmaninov que par Ravel, Kurt Weill ou Paul Dessau. Claude Sautet – qui avait une grande connaissance de la musique, et avait cosigné la partition de Max et les ferrailleurs – expliquait que Ravel se rapprochait de Bach par sa conduite du rythme et par une sorte de structure chorale. De Ravel, j’aime les effets de ruissellement, l’orchestration chatoyante, les timbres qui se relaient, se superposent avec subtilité. Peut-être en retrouve-t-on quelque chose jusque dans ma façon de construire mes films. Une polyphonie dont les personnages ou les intrigues se cacheraient les uns derrière les autres, comme des instruments se fondent dans la masse puis réapparaissent sans prévenir.
 
Le jazz vous a aussi beaucoup influencé…

Il m’a plu par sa liberté, dans son rythme comme dans sa capacité à s’approprier et à interpréter les standards. Un plateau de tournage ne peut être qu’un espace de liberté. Il faut que les techniciens et les acteurs s’y meuvent sans contrainte. Miles Davis confiait ne pas avoir envie de savoir à l’avance comment les notes d’un thème allaient être jouées ; j’attends de mes interprètes qu’ils m’étonnent, et moi-même j’essaie de les surprendre. Cette liberté, je me l’autorise sans cesse dans ma façon de raconter, quitte à déformer l’histoire.
 
Parmi les compositeurs les plus imprévisibles, François de Roubaix, aussi à l’aise avec ses synthétiseurs improbables qu’avec un grand orchestre pour une folle course symphonique dans Dernier Domicile connu

Ou Michel Legrand pour Rafles sur la ville ; comme Claude Sautet, il a été impressionné par Dizzy Gillespie, et a su profiter de toutes les possibilités que lui offraient le jazz et ses big bands.
 
Recourez-vous parfois à des musiques provisoires au cours du tournage ou du montage dans l’attente de la livraison de la bande originale ? Que peut vraiment apporter un compositeur quand on lui suggère des modèles précis ? Je pense notamment aux références à Maurice Jaubert que vous avez soumises à Bruno Coulais pour Voyage à travers le cinéma français

Les compositeurs apprécient peu l’utilisation de musiques temporaires, et il arrive parfois que les réalisateurs eux-mêmes ne parviennent plus à s’en détacher, incapables alors d’accueillir d’autres propositions. Mais de telles musiques peuvent aider à définir le tempo d’un film. Pour le montage de La Mort en direct, je m’en suis remis à la bande originale de Pierrot le fou. Pour La Princesse de Montpensier, j’ai repris la musique de 3h10 pour Yuma, le film de Delmer Daves ; si j’aimais peu le remake de James Mangold, j’étais attiré par le mélange de percussions imaginé par Marco Beltrami, très curieux pour un tel western. Moi-même, je ne voulais pas de violons pour ce qui était un film d’époque. Je désire que la musique soit de son temps. Le cinéma peut alors être à l’origine de redécouvertes formidables, comme lorsque nous avons déniché, avec Antoine Duhamel, un opéra totalement oublié composé par le duc Philippe d’Orléans, Penthée, pour Que la fête commence. Rendez-vous compte : le Régent était là, dans le film, et nous en avions retrouvé la musique. Dire qu’aucune firme spécialisée dans le baroque n’a voulu l’enregistrer ! Un autre exemple me vient à l’esprit : la relecture de la Sonnerie de Sainte-Geneviève de Marin Marais par Philippe Sarde, avec notamment deux saxophones. L’original y est totalement métamorphosé. Finalement, J’ai entretenu des rapports très forts avec les musiciens, que ce soit Maurice Jarre, Antoine Duhamel ou plus récemment Bruno Coulais, Louis Sclavis ou Henri Texier. Le compositeur est mon premier critique. Si son travail est bon, alors sans doute le mien n’est-il pas si mauvais. Mais si la musique ne me plaît pas, alors peut-être faut-il en trouver la raison dans ce que j’ai fait. Tout collaborateur vous propose des choses auxquelles vous n’auriez pas pensé. Parfois, je choisis avec eux certains interprètes : Marcel Azzola ou Marc Perrone à l’accordéon, Johnny Griffin au saxophone, François Rabbath à la contrebasse, mais je ne prétends pas tout contrôler, et les musiciens avec lesquels j’ai travaillé m’ont toujours offert plus que ce que j’attendais.
 
Un concert sera consacré à la chanson ; vous avez souvent affirmé que vous adoriez faire chanter vos acteurs…

Oui, tels Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort si complices dans Les Enfants gâtés, ou Stéphane Audran dans Coup de torchon, pour laquelle j’ai écrit un texte de chanson. Stephen Sondheim désirait que ses mélodies soient interprétées par des acteurs plutôt que par des chanteurs ; dans mon cas, c’est généralement l’acteur qui m’inspire. Quand je découvre qu’il apprécie l’exercice ou qu’il a une jolie voix. Ces chansons révéler les saveurs.
 
Propos recueillis par François-Gildas Tual

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