Composer un concerto pour violon aujourd'hui

Plus de cent-vingt ans qu'on attend et cela n'est toujours pas arrivé. Cent-vingt ans qu'on se presse vainement au spectacle, avec le souhait de voir la prophétie de Debussy s'y réaliser. En 1901, le critique de la Revue blanche assistait à la reprise d'un concerto pour violon de Bach et s'interrogeait sur le goût des auditeurs pour les démonstrations de force : « l'attrait qu'exerce le virtuose sur le public paraît assez semblable à celui qui attire les foules vers les jeux du cirque. On espère toujours qu'il va se passer quelque chose de dangereux : M. Ysaye va jouer du violon en prenant M. Colonne sur les épaules, ou bien M. Pugno terminera son morceau en saisissant le piano entre ses dents. » Cent-vingt ans qu'on attend et jamais violoniste ne s'est risqué à porter le chef d'orchestre. Qu'est-ce ce qui peut bien pousser les compositeurs à insister et à continuer d'écrire des concertos ?
Le genre n'a pas toujours eu bonne presse. Saint-Saëns lui-même a dû en assurer la défense. « On a fait courir sur l'histoire du concerto des bruits bien étranges », constate-t-il en 1904 dans Le Gaulois. Il sait que l'association du violon et de l'orchestre est propice aux succès car il a conçu trois concertos pour le violon. L'accueil triomphal réservé à Sarasate l'a probablement consolé de ses échecs au Prix de Rome. Mais le concerto ne se résume pas à un faire-valoir. Certains sont écrits par amour, du moins si l'on en croit Bartók, tombé en 1907 sous le charme de Stefi Geyer, prodige de dix-neuf ans. Quoi de mieux qu'un concerto pour brosser un portrait ? Deux mouvements pour peindre la jeune fille idéalisée puis pétulante. La belle a néanmoins gardé ses distances et un étrange finale s'est annoncé : « portrait de la St. G. indifférente, froide, muette. Mais ce sera une musique laide. » Heureusement, le concerto en est resté à deux mouvements pour entretenir le culte de la séduction, et un second ouvrage, destiné à Zoltán Székely, s'est avéré moins aventureux. À l'amour, le concerto préférera l'amitié, l'admiration ou une simple rencontre.
Saint-Saëns peut se faire l'avocat du diable, on pourrait reprocher au genre de se laisser aller à la facilité et de bouder la modernité. Mais c'est une bien belle chose qu'un regard en arrière. Avec Le violon rouge (2003), musique de film devenue chaconne puis concerto, John Corigliano « visite son propre passé », se souvient de son père violoniste pour écrire une pièce « dans la grande tradition », celle que ce père aurait aimé jouer. De même le Concerto de Ligeti (1992) avec ses sous-titres, Praeludium, Aria, Hoquetus, Choral et Passacaglia d'un autre temps. Vigueur rythmique, harmonies et textures sont bien de leur époque, agrémentées de délicieux effets comiques. Enfin, le Concerto de John Adams (1993) avec sa Chaconne et son dynamique Toccare ; un brillant héritier avant un autre essai pour le violon électrique (2003). De toutes les façons, tout le monde n'adhère pas aux expérimentations concertantes. En 1931, le Concerto de Stravinsky était qualifié de « profanation de Bach » ; toute l'œuvre prenait pour point de départ un accord aux notes si espacées que son futur interprète, Samuel Dushkin, avait pensé qu'il lui serait impossible de le faire sonner sur ses cordes. La technique instrumentale doit autant à ceux qui écrivent qu'à ceux qui jouent de la musique.
On regrettera donc que la collaboration entre compositeur et interprète soit parfois moins plaisante. Samuel Barber en a fait l'amère expérience après s'être vu commander un concerto par un riche directeur d'une manufacture de savons. L'industriel voulait offrir l'œuvre à son protégé, le jeune Russe Iso Briselli. Mais le finale ne plut pas au violoniste. Soi-disant trop difficile. Un autre lui démontra que rien ici n’était impossible, mais il ne voulut pas en démordre et tourna définitivement le dos à l’ouvrage, malgré son exceptionnelle réussite sur scène.
On retiendra alors des musiciens qui se prêtent naturellement à l'exercice de la création. Renaud Capuçon par exemple, qui aime « respirer la musique » de Wolfgang Rihm, Pascal Dusapin, Guillaume Connesson ou Bruno Mantovani, perçant le secret de leurs personnalités à travers leurs univers sonores. Attaché à diffuser les pièces des jeunes compositeurs, Renaud Capuçon a organisé un festival à Aix-en-Provence : Nouveaux horizons. De Benjamin Attahir, il a créé la sonate Istiraha et le double concerto Je / suis / Ju / dith, abondante floraison violinistique s'expliquant par le fait que le compositeur a commencé son apprentissage par le violon. Plus récemment encore, le violoniste a créé Layal, symphonie concertante plutôt que concerto. Le compositeur prévient : « Le violon qui prend part à l'action peut aussi bien la mener que la suivre, donner l'impulsion ou commenter ce qu’il se passe autour de lui. C'est une différence fondamentale par rapport à mon approche habituelle du genre, où tout émane du soliste. »
Pour Benjamin Attahir, Renaud Capuçon est un « héraut », un « soutien rare » avec lequel il partage « une réelle complicité et une confiance extrêmement solide ». L'instrumentiste évidemment ne lui réserve pas son archet, et goûte avec Camille Pépin au luxe du « sur mesure ». Comme il aime Éluard, le nouveau concerto de la compositrice récite des vers. Dans des atmosphères vaporeuses ou oniriques, avec ses souvenirs quasi biographiques sur la perte de l'être cher, Le sommeil a pris ton empreinte préfère le dialogue et les subtils alliages à la compétition entre le violon et l'orchestre. Car aujourd'hui, le concerto se méfie des seuls défis instrumentaux. Il réclame des idées, ici raconte, là poétise. On apprécie les couleurs mystérieuses de L'Arbre des Songes dédié en 1985 par Henri Dutilleux à Isaac Stern, ou l'hommage très narratif rendu dix ans plus tard par Heinz Holliger à Louis Soutter. On est surpris par Seven de Peter Eötvös, sorte de poème symphonique concertant, de 2006, sur les astronautes disparus avec la navette spatiale Columbia. Un violon soliste et six autres répartis dans la salle ; sept âmes ou satellites planant dans l'espace. Si l'on pense encore à Still de Rebecca Saunders d'après Beckett (2011), peut-on encore regretter les envolées lyriques ou héroïques de Beethoven ou de Brahms ? Sûr que ce n'est pas demain la veille qu'un chef battra la mesure, juché sur les solides épaules d'un violoniste.
François-Gildas Tual