Dante, une cote d’enfer !
De l’ombre à la lumière, il n’y a parfois qu’un pas. Celui-là même qui sépare les flammes de la géhenne des feux de la rampe. Pour qui viendrait à douter, la lecture des principaux titres de la presse italienne célébrant, voilà un an, le 700e anniversaire de la mort de Dante Alighieri, aura valeur de preuve : hissé au panthéon des artistes nationaux parmi les Michel-Ange et les Marcello Mastroianni, l’auteur de la Divine Comédie a connu d’autres chemins que celui menant de l’abîme au paradis. Gageons par là que les planètes devaient s’aligner pour le poète, suivant un ordre comparable à l’Harmonie des sphères dépeinte dans son Éden, où la musique tenait déjà une place de choix.
Il est vrai que, dans le domaine artistique, l’Italie a plus d’un tour dans sa botte. Si Boccace ne s’y était pas trompé, lançant en son temps la lecture publique des textes de son aîné, l’inspiration qu’allaient générer les écrits de Dante dans les arts ne s’avérerait pourtant ni constante ni continue. Curieuses destinées parfois que celles, croisées, d’un homme et de son œuvre. Le concert de louanges actuel ne saurait en effet faire oublier le purgatoire vécu par le poète lui-même lors de périodes moins propices à la réception de ses vers.
Qu’à cela ne tienne… Les années passeraient, éclairant d’un jour nouveau la figure de l’écrivain dont le prénom véritable n’était autre que « Durante ». Il est à l’évidence de petites histoires prêtant à sourire lorsqu’elles rencontrent la grande. De celles qui voient encore nombre d’artistes, au premier rang desquels Franz Liszt dans sa Dante-Symphonie, faire résonner aux oreilles du monde les mots implacables du poète au seuil des ténèbres. Qui mieux qu’un Florentin pour élever la porte des Enfers au même niveau que la « Porte du Paradis » dont s’enorgueillit la cité, quand bien même il en aurait été banni par la suite ?
Car au fond, le mérite de Dante est sans doute d’avoir suscité chez les artistes autant d’interprétations différentes que personnelles des thèmes qu’il évoque. L’enfer d’un Marenzio ne saurait évidemment se comparer à celui d’un Parmegiani, ni à ceux des romantiques qui ont excellé à faire parler l’auteur de la Divine Comédie comme l’un des leurs. Trouvant dans la patrie même de l’écrivain des émotions qu’il s’appliquera subtilement à retranscrire en musique, c’est à l’ombre d’une statue le représentant que Liszt jette sur la portée les premières notes de sa célèbre pièce pour piano Après une lecture du Dante. Œuvre magistrale, cette « Sonata quasi fantasia » dont le titre reprend un poème du même nom de Victor Hugo surprend tant par son caractère novateur que par ses qualités expressives. Le piano, aux accents presque symphoniques, n’a d’égal que l’effroi qu’il suscite chez l’auditeur comme chez le malheureux pianiste, confronté aux innombrables difficultés de la partition.
Un effroi savamment « orchestré » par Liszt, auquel Dante n’est toutefois pas complètement étranger. Pour d’aucuns en effet, la popularité du poète quelque sept siècles après sa mort viendrait de sa faculté à parler de nous. Cette proximité comme la teneur spirituelle de ses écrits et les pulsions dionysiaques qu’ils expriment furent à n’en pas douter une importante source d’inspiration pour les artistes en général et les musiciens en particulier. Ainsi le thème des amants maudits trouvera-t-il à s’illustrer à de multiples reprises, notamment sous la main de Tchaïkovski à travers le poème symphonique Francesca da Rimini (on pourrait citer, sur le même sujet, les opéras d’Ambroise Thomas, Rachmaninov ou Zandonai) quand d’autres héroïnes se feront une place sur la scène lyrique, à l’image de la Pia de’ Tolomei de Donizetti. S’il n’est pas une ville qui, en Italie, ne compte aujourd’hui une rue ou une place à son nom, il n’est pas davantage un domaine qui échappe au poète, y compris lorsqu’il s’agit de faire rire. Dans son savoureux Gianni Schicchi, où se rejoue l’éternel conte de l’arroseur arrosé à propos d’une sombre histoire d’héritage, Puccini en fait la brillante démonstration, rappelant que l’enfer se joue aussi dans le rapport aux autres.
On l’aura compris, le flambeau qui éclaire la dépouille du poète n’est pas près de s’éteindre. De quoi satisfaire le « triste Florentin », selon l’expression bien mal choisie de Du Bellay, dont la plume ignore ostensiblement le temps qui passe. Et l’homme qu’on présente aujourd’hui comme un « prophète de l’espérance » d’avoir réussi un tour de force : celui de l’être en son pays, qui n’est rien de moins que le monde, et avant tout celui des artistes.
Fabienne Dewaele-Delalande