Esprit français : l’impossible portrait ?

Mardi 2 Février 2016
Esprit français : l’impossible portrait ? | Maison de la Radio et de la Musique
Du 10 au 13 mars prochain, Radio France consacrera un ensemble de concerts à la musique française sous le titre « A la française ». Au fait, musique française ou manière française ? ou encore esprit français ? Essayons de creuser la question et d’esquisser une définition de ce que pourrait être ou ne pas être la musique française.

DE PASSAGE A LEIPZIG EN 1888, Tchaïkovski fit la connaissance d’un compositeur français, Théodore Gouvy, dont la germanophilie musicale le frappa. Si le compositeur russe pouvait admettre le ressentiment de son interlocuteur à l’égard du milieu musical parisien qui ne le reconnaissait pas à sa juste valeur, il lui « était assez pénible d’entendre louer tout ce qui était allemand au détriment de la France. Je n’avais encore jamais vu un français comme lui. »
 
Aujourd’hui, ceux qui dénigrent la musique allemande au profit de la musique française sont plutôt l’exception et, de toute façon, on n’accorde aucun crédit à leurs éructations. Outre qu’il est inutile de dénigrer ceci pour louer cela, le fait d’aimer la musique française n’autorise pas à borner là son admiration. On peut apprécier Rameau et Bach, Weber et Boieldieu, Berlioz et Wagner, Brahms et Saint-Saëns, Debussy et Schoenberg, Stockhausen et Boulez… Je m’entends souvent dire : « Vous qui défendez Massenet, Chabrier ou Cécile Chaminade, vous devez aimer ça ! » Mais « ça », en l’occurrence, c’est telle ou telle œuvre de Francis Poulenc ou de Jacques Ibert qui ne me touche pas précisément. Ni les créateurs ni les œuvres ne sont interchangeables ; la nationalité n’y fait rien.
 
Quelle parenté y a-t-il, par exemple, entre Manon et España, sinon le lieu de composition, Paris, et l’époque, les années 1882-1883 ? Vu de Londres ou de Saint-Pétersbourg, l’amalgame est naturel, mais pour nous qui en avons la possibilité, c’est un devoir d’y regarder de plus près. Et si, pour la même période, nous ajoutons Henry VIII de Saint-Saëns, Lakmé de Delibes et Le Chasseur maudit de César Franck, il faudra conclure que le paysage parisien est décidément hétérogène en 1883. En outre, que Poulenc ait écrit un livre fervent sur Chabrier, qu’il ait composé des récitatifs pour la Colombe de Gounod dont il admirait profondément le style, n’implique pas nécessairement une filiation. Il y a loin, en effet, du souci obstiné de Chabrier de fouiller le moindre détail pour en accroître la saveur, à la facilité désinvolte de Poulenc, même s’il cherchait aussi, naturellement.
 
 
Cultures germaniques
 
D’ailleurs Chabrier se nourrissait de Wagner, comme Berlioz réservait le meilleur de son admiration à Gluck, à Weber, à Beethoven («Cet homme avait tout… et nous n’avons rien !», confiait-il à Heller), à Mendelssohn. On pourrait en dire autant de Gounod. Enfin Massenet ou Debussy procèdent autant de Schumann et de Wagner que de la tradition française. Même Reynaldo Hahn, qui représente si bien la quintessence de l’esprit parisien, était pétri de culture germanique. Et néanmoins ils écrivaient une musique radicalement différente de celle qu’ils admiraient.
 
A l’inverse, il suffit d’écouter Le Freischütz dans la version française de Pacini et Berlioz pour constater tout ce que cette œuvre fondatrice de l’opéra allemand doit musicalement aux opéras-comiques français que Weber dirigeait assidûment à Prague et à Dresde. On sait aussi que Mahler déconseilla à l’un de ses correspondants d’étudier l’orchestration dans les Maîtres chanteurs en lui recommandant plutôt d’aller chercher dans Carmen. Et, de fait, les symphonies de Mahler, où tout sonne si distinctement, récusent le modèle des doublures wagnériennes. De même Richard Strauss, qui dirigea la première allemande de Briseis de Chabrier et révisa le Traité d’instrumentation de Berlioz, étanchait sa soif de nouveauté à une source dédaignée de ce côté-ci du Rhin. Enfin l’influence de Debussy sur Webern n’est plus à démontrer, sur Berg et sur Schrecker, aussi.
 
La même remarque vaut pour l’Italie. Marc-Antoine Charpentier et François Couperin ne faisaient pas mystère de l’attrait qu’exerçait sur eux le goût italien et, au XIXe siècle, Rossini trouvera en Boieldieu, Auber et leurs émules jusqu’à Bizet, des admirateurs avertis. Mais on préfère jeter un voile pudique sur ces influences ultramontaines, car on a déjà si peu d’estime en France pour la musique française qu’on lui sait gré seulement d’essayer de se mettre à la hauteur de l’allemande, étant entendu pourtant qu’elle ne saurait y arriver.
 
 
Protéger la mineure
 
Cette attitude protectrice, comme à l’égard d’un art encore dans l’enfance, entretient la conviction que la musique française n’est pas majeure, dans les deux sens du mot : ni adulte ni essentielle. Pénétrés de cette conviction, les compositeurs vivants eux-mêmes se méfient de leur arbre généalogique. C’est seulement à l’égard de certaines partitions françaises qu’il a dû diriger à la tête du New York Philharmonic que Pierre Boulez évoque les bienfaits du pince-nez, et quand on fait allusion à la spécificité nationale de sa musique, Henri Dutilleux, si tolérant par ailleurs, n’accepte de reconnaître que la branche «mâle» de ses ascendants.
 
Appréciée à l’étranger pour sa saveur inimitable, la musique française souffre d’un problème d’identité, et cela seulement parce qu’on exige d’elle qu’elle fasse la preuve de sa légitimité. Il devrait suffire pour elle d’exister, c’est-à-dire de produire de œuvres qui ne disparaissent pas dans la masse. Or, sur ce point, il n’y a guère de problème. Au contraire, elles ne ressemblent souvent à rien de connu et les critères d’évaluation forgés sous d’autres cieux ne s’y appliquent pas ou donnent des résultats aberrants. Car le refus de la norme est finalement ce qui caractérise le mieux la musique française dans son ensemble : l’exception y est la règle.
 
Allons plus loin : elle refuse autant de se ressembler que de ressembler aux modèles qu’elle se donne. Ainsi était-ce la musique pure que le compositeur de la Symphonie fantastique admirait chez Beethoven ; Debussy, qui plaçait Bach si haut, a écrit une musique où la dimension harmonique l’emporte sur le contrepoint strict à la manière de Mendelssohn ou de Reger. Et c’est encore Debussy qui a dit : « Mieux vaudrait cultiver l’ananas en chambre que de se recommencer. » Quelle variété, en effet, à l’intérieur de l’itinéraire de chacun ! Tout est bon pour se renouveler, de l’exotisme au pastiche, de la recherche abstraite à la pièce caractéristique, étant tacitement entendu que «tous les genres sont bons hors le genre ennuyeux» et que « l’ennui naquit un jour de l’uniformité ».
 
Ainsi n’y a-t-il pas de musique française à proprement parler, mais des musiques atypiques, écrites pour le bonheur des auditeurs sans préjugés et le malheur de ceux qui voudraient que les jardins de l’histoire de la musique ne soient pas ainsi ouverts sur la campagne, à l’esprit frondeur des satyres et aux parades équivoques des nymphes de barrières.
 
Gérard Condé
 

Les concerts du cycle "A la française" :

Chausson, Poulenc, Debussy | Maison de la Radio et de la Musique

Chausson, Poulenc, Debussy

Concerts du soir - Orchestre National de France
Jeudi 10 mars 2016 20h00 Maison de la Radio et de la Musique - Auditorium
La Jacquerie / Lalo | Maison de la Radio et de la Musique

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Concerts du soir - Chœur de Radio France - Orchestre Philharmonique de Radio France
Vendredi 11 mars 2016 20h00 Maison de la Radio et de la Musique - Auditorium
Allô, docteur? | Maison de la Radio et de la Musique

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Un bestiaire musical de Moussorgski à Poulenc
Concert Jeune public - À partir de 6 ans - Orchestre National de France
Retrouvez l'Orchestre National de France en consultation chez le Docteur Mac Cotton Teaj, revêtant la blouse de vétérinaire pour l'occasion. Entre combats de coqs,...
Samedi 12 mars 2016 11h00 Maison de la Radio et de la Musique - Studio 104
Saint-Saëns, Fauré, Castillon | Maison de la Radio et de la Musique

Saint-Saëns, Fauré, Castillon

Concert classique - Orchestre National de France
"A la française"
Samedi 12 mars 2016 18h00 Maison de la Radio et de la Musique - Studio 104
Récital de Jean-Philippe Collard | Maison de la Radio et de la Musique

Récital de Jean-Philippe Collard

Concerts du soir
Samedi 12 mars 2016 20h00 Maison de la Radio et de la Musique - Studio 104
Récital d'Olivier Latry | Maison de la Radio et de la Musique

Récital d'Olivier Latry

"A la française"
Dimanche 13 mars 2016 16h00 Maison de la Radio et de la Musique - Auditorium
Récital de mélodie française | Maison de la Radio et de la Musique

Récital de mélodie française

Concert classique
"A la française"
Dimanche 13 mars 2016 18h00 Maison de la Radio et de la Musique - Studio 104
Le Philhar' aux côtés de l’Orchestre des lycées français du monde | Maison de la Radio et de la Musique

Le Philhar' aux côtés de l’Orchestre des lycées français du monde

avec la chorale des collégiens de Marcoussis
Concert Jeune public - Orchestre Philharmonique de Radio France
De jeunes musiciens et choristes sur la scène du Studio 104 de la Maison de la radio.
Samedi 19 mars 2016 11h00 Maison de la Radio et de la Musique - Studio 104

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