Il y a Vêpres et Vêpres

Vêpres de Monteverdi, Vêpres de Rachmaninov : exubérance baroque d’un côté, sobriété et recueillement de l’autre. Ces partitions splendides, publiées l’une à Venise en 1610 et l’autre à Moscou en 1915, offrent de prime abord peu de points communs. Bien qu’elles se rattachent l’une et l’autre au culte chrétien qui, des siècles durant, a inspiré les artistes européens, elles relèvent de traditions liturgiques distinctes.
L’origine des vêpres (du latin vesper : soir, l’heure la plus solennelle de l’office divin) remonte aux premiers temps du christianisme. Leur structure et leur contenu diffèrent notablement dans les rites catholiques et orthodoxes. Chantées respectivement en latin et en slavon d’église, les vêpres de Monteverdi et de Rachmaninov n’ont d’ailleurs qu’un seul texte en commun : le cantique du Magnificat. C’est aussi que les Vêpres de Rachmaninov sont, en réalité, des Vigiles nocturnes, regroupant une quinzaine de textes (psaume, hymnes, cantiques) de la veillée de prière qui, chez les orthodoxes, précède chaque grande fête en enchaînant les offices de vêpres et de matines. Quant aux Vespro della Beata Vergine de Monteverdi, elles reprennent les principales prières des vêpres de la Vierge selon le rite romain (cinq psaumes, hymne Ave maris stella et Magnificat). La dévotion mariale, confirmée au XVIe siècle par le Concile de Trente en réponse à la Réforme protestante, était particulièrement présente à Mantoue, où Monteverdi exerçait les fonctions de maître de chapelle du duc Vincenzo Gonzaga.
Pont entre la Renaissance et l’âge baroque, les Vêpres de Monteverdi s’inscrivent dans le courant de la Contre-Réforme catholique qui incite les artistes à magnifier la liturgie et à édifier les fidèles. Dédiées au pape Paul V, elles constituent une éblouissante synthèse des conquêtes de la musique depuis le Moyen Âge. Le futur maître de chapelle de la basilique San Marco de Venise (1613) y démontre sa maîtrise des styles les plus anciens comme les plus récents. Formé au contrepoint rigoureux, il se montre aussi un audacieux novateur, introducteur à l’église de la virtuosité vocale et du style récitatif issus de l’opéra naissant. Les pièces les plus représentatives de cette nouvelle manière sont les quatre « concertos », motets pour voix solistes et accompagnement instrumental, qu’il place entre les cinq psaumes. Multipliant les contrastes et les effets d’écho, Monteverdi place ses Vêpres sous le signe de la théâtralité en reprenant en ouverture la toccata de son Orfeo (1607) associée à un antique faux-bourdon du chœur (Domine ad adjuvandum). Hormis les « concertos » qui en constituent la part la plus résolument moderne, chaque pièce est pourtant fondée sur un cantus firmus emprunté aux tons psalmodiques ou à d’authentiques mélodies de plain-chant.
À l’opposé de ces Vêpres festives et rayonnantes, les Vigiles nocturnes de Rachmaninov, composées en pleine guerre mondiale, frappent par leur austérité. Elles sont l’une des dernières œuvres composées par le musicien en Russie avant son exil définitif en 1917. Conformément à la tradition orthodoxe qui ne tolère aucun instrument en accompagnement des textes sacrés, il n’y emploie, comme dans sa Liturgie de saint Jean Chrysostome (1910), que la voix humaine. Le compositeur-pianiste se révèle un maître de la polyphonie, ce qui n’exclut pas un traitement quasi orchestral du chœur : division des quatre pupitres jusqu’à onze parties réelles, adjonction d’un alto et d’un ténor solos dans certaines pièces, spectaculaire emploi des célèbres basses russes, chant sans paroles, effets de cloches, etc. Marqué dès l’enfance par les chants liturgiques orthodoxes, il emprunte à ce répertoire la mélodie de deux tiers de ses chœurs : chant znamenny (équivalent du chant grégorien pour l’Église orthodoxe russe), de l’Église de Kiev ou de la tradition grecque. Celles des cinq autres pièces sont à tel point imprégnées de l’esprit des modes liturgiques que seuls des spécialistes pourraient deviner qu’elles sont de Rachmaninov lui-même.
Comme Monteverdi trois siècles plus tôt, le Russe sait s’approprier ces mélodies ancestrales et en faire jaillir une œuvre aussi profondément émouvante qu’originale.
Gilles Saint Arroman