Isabelle Aboulker : « J’écris de la musique comme d’autre font des gâteaux »

Isabelle Aboulker, racontez-nous votre premier souvenir musical…
Un récital de piano. J’avais quatre ans et je me trouvais à Alger. Je ne sais plus ce que j’ai joué, mais cela n’était probablement pas impérissable.
Et en tant qu’auditrice ?
Salle Gaveau, à l’occasion d’un concert de mon oncle Jacques Février, bien connu pour ses interprétations de Debussy. J’avais une dizaine d’années, et j’ai cru que cette succession de Préludes ne finirait jamais.
Dans votre catalogue, peu de notes qui ne soient accompagnées de mots. Vous rappelez-vous vos premières découvertes littéraires ?
Enfant, je lisais les choses de mon âge : les aventures de Bécassine et celles de Tintin. Puis je me suis intéressée à la littérature du XIXe siècle. Mon père possédait les Nouvelles de Maupassant dans une belle édition reliée ; des années plus tard, j’ai mis Boule de Suif en musique. Quand un autre oncle m’a donné une petite somme, je me suis empressée d’acheter les œuvres complètes de Zola. Aujourd’hui encore, je vis quotidiennement avec ces écrivains. Dans mon quartier parisien, leur esprit est partout. Dans le nom des rues, sur des plaques commémoratives accrochées aux immeubles...
Est-ce ainsi qu’on en vient à écrire pour les enfants ?
C’est encore plus simple. J’avais vingt-deux ans quand est arrivé mon aîné. Le choix de spectacles adaptés était alors bien mince : La Sorcière du placard à balais de Marcel Landowski, quelques ouvrages de Britten ou de Maxwell-Davies... J’ai donc écrit pour lui et pour son école. Cela a plu, on m’en a redemandé et je n’ai jamais arrêté...
Aujourd’hui, qu’est-ce que les enfants aiment écouter ?
Le goût des enfants évolue peu au fil des époques. Mais il faut que cela soit mélodique, qu’ils puissent reprendre naturellement ce qu’ils entendent.
Que préfèrent-ils chanter ?
De jolies mélodies, des rythmes clairs, avec une curieuse préférence pour ce qui est lent et un peu triste. Les mots doivent parler. J’ai imaginé une petite pièce sur un enfant confronté à la mort de son grand-père. Il ne veut pas être triste. Le sujet est si délicat que j’ai ressenti le besoin d’en écrire moi-même le texte. Les enfants ne réclament nullement la niaiserie ou la mièvrerie.
Et que détestent-ils chanter ?
Les enfants aiment tout chanter. Ils s’adaptent aux difficultés si les enseignants savent les motiver. Quand ils s’emparent de mes pièces, ils s’amusent. Il faut qu’ils sentent que cela a été pensé pour eux. La musique n’est pas une affaire d’âge. Tout se situe au niveau du texte. Pour les plus jeunes, j’ai puisé dans ce que Victor Hugo a écrit pour ses petits-enfants, ou dans les magnifiques poèmes de Lamartine ; pour les plus grands, j’ai retenu des textes de Charles Cros. Les mots déterminent la musique, et celle-ci plaît alors à tout le monde. Mes Petites Histoires naturelles sont d’ailleurs reprises dans des récitals qui ne sont nullement pensés pour le jeune public.
Les animaux sont fédérateurs...
J’ai accueilli des animaux quand les enfants étaient petits. Aujourd’hui, ce sont les neuf chats de la voisine qui nous rendent visite dans notre maison des Pyrénées. Pour le plus grand bonheur de mon mari qui apprécie leur compagnie comme celle des fourmis et des araignées. Comme La Fontaine, Jules Renard sait faire parler les bêtes. Ravel en a tiré de merveilleuses Histoires naturelles, que j’utilisais souvent pour faire travailler la prosodie quand j’enseignais le solfège aux chanteurs du Conservatoire de Paris. Quand on compose, il faut penser au rythme de la parole.
Y a-t-il des choses sur lesquelles il vous paraît difficile d’écrire ?
Un éditeur m’a proposé de composer sur Le Petit Prince de Saint-Exupéry ; j’en étais quasi incapable. Trop onirique. J’ai besoin de sujets proches du réel et de la vie. Aujourd’hui, je m’attelle à un nouveau projet pour l’Opéra Comique. Quand j’étais étudiante, j’y passais tout mon temps. Vous imaginez ma joie ! Désormais, j’écris de la musique comme d’autres font des gâteaux. J’ai la sensation que les gâteaux sont meilleurs chez le pâtissier, alors je mélange les noires et les croches comme d’autres le sucre et la farine.
Propos recueillis en juin 2022 par François-Gildas Tual