La Bibliothèque, l’Europe, La Mer

Mathias Auclair*, le concert du 19 mai, au cours duquel l’Orchestre National va interpréter La Mer, s’inscrit dans une saison particulière…
Oui, à l’occasion de la présidence du Conseil de l’Union européenne, qui est assurée par la France jusqu’au 28 juin, la Bibliothèque nationale de France a imaginé une saison musicale européenne. La BnF possède en effet une collection importante de manuscrits musicaux, et c’est en lien avec cette collection qu’a été bâtie cette saison, qui permettra de réfléchir sur les rapports unissant les compositeurs européens et la France. Nombreux sont ceux qui sont venus en France, voire s’y sont installés ; d’autres ne s’y sont jamais arrêtés : Haydn par exemple, qui a cependant écrit pour le Concert de la Loge olympique.
Quels sont les concerts de cette saison européenne ?
Dans le cadre de la saison musicale de la BnF ont été retenus des concerts de musique de chambre ainsi que deux concerts pour petit orchestre. Comme nous avions déjà noué des liens avec Radio France, en présentant par exemple, le 13 avril 2021, dans le cadre d’un avant-concert, le manuscrit du Vingt-troisième concerto pour piano de Mozart**, puis celui du Carnaval des animaux, le 4 novembre, et celui du Boléro de Ravel, le 3 décembre, j’ai proposé à Radio France de s’associer à nous. Outre plusieurs concerts de la saison, deux programmes de musique de chambre ont été mis sur pied pour l’occasion : l’un donné par des membres du Philhar et du Chœur, le 18 mars, l’autre auquel participera Sarah Nemtanu, violon solo de l’Orchestre National, le 22 avril, Avec le concert de la Maîtrise qui propose le 8 juin Flores, o Gallia de Marc-Antoine Charpentier, dont nous avons le manuscrit, les quatre formations musicales de Radio France participeront à ce feu d’artifice qui embrassera plusieurs siècles de musique, du XVIIe à Michèle Reverdy et Philippe Manoury. Le Théâtre des Champs-Élysées sera lui aussi associé à l’opération à la faveur de Thaïs, que donneront le Chœur de Radio France et l’Orchestre National le 9 avril.
Au sein des collections de la BnF, il y a le manuscrit de La Mer, qui fera l’objet d’un avant-concert à Radio France présenté par Rosalba Agresta…
Oui, nous possédons de nombreux manuscrits de Debussy, notamment grâce au don qu’a fait à la Bibliothèque du Conservatoire, en 1924, l’éditeur Jacques Durand. La Bibliothèque du Conservatoire ayant été rattachée en 1935 à la Bibliothèque nationale, ces manuscrits sont désormais conservés par la BnF, qui s’est par ailleurs appliquée à récupérer d’autres manuscrits. Je précise que mon prédécesseur n’était autre que François Lesure, auteur notamment d’un catalogue des œuvres de Debussy. Nous possédons ainsi les autographes de la plupart des grandes œuvres pour orchestre (le Prélude à L’Après-midi d’un faune, les Nocturnes, Jeux..) et pour piano (les Images), sans compter différents états du manuscrit de Pelléas. Mais il y a aussi un certain nombre de manuscrits de Debussy aux États-Unis.
Comment se présente celui de La Mer ?
Il s’agit du manuscrit qui a permis à Durand d’assurer la première édition de l’œuvre. Il est daté du 5 mars 1905. C’est un autographe magnifique, d’environ 40 cm de hauteur sur 32 de largeur, qui comprend quatre-vingt-dix-sept feuillets écrits seulement au recto, et pourvus d’une belle calligraphie. Debussy, on le sent, avait le goût de mettre en page sa musique. Les caractères sont plutôt petits et pourraient évoquer ceux de Boulez, qui écrivait encore plus petit ! L’essentiel est noté à l’encre noire, c’est donc une mise au net faite par Debussy lui-même de son premier jet, mais le titre et la mention « trois esquisses symphoniques » sont marqués au crayon. On y trouve quelques barres de mesure au crayon bleu, dont on ne saurait dire qui les a faites, et des corrections à l’encre rouge : quelques altérations de précaution, quelques ajouts. Mais aussi des grattages, des repentirs, et une collette dans le deuxième mouvement, qui concerne des glissandi de harpe. Sans oublier des mentions de Jacques Durand dont l’une qui précise : « À moi dédié par l’auteur. » Le tout se trouve dans une reliure de cuir un peu usée, mais chaque page est montée sur un onglet : aucune page n’est prise dans la reliure, ce qui a permis de ne pas perforer le manuscrit lui-même, que l’on peut ouvrir largement. Les restaurations futures en seront facilitées.
Est-ce que la BnF possède d’autres documents relatifs à La Mer ?
Nous possédons un petit carnet noir, d’environ 10 cm sur 5, dans lequel Debussy notait les idées qui lui venaient, des numéros de téléphone, etc. : certaines de ces idées concernent La Mer. Nous conservons aussi des épreuves corrigées. Mais la particelle, c’est-à-dire l’état intermédiaire entre le premier état de l’œuvre noté au piano et la version orchestrale définitive, se trouve à Rochester, près de New York. Debussy avait beau affirmer : « Il importe très peu que l’on pénètre dans le secret des moyens employés. C’est une curiosité aussi blâmable que ridicule, et pour tout dire complètement inutile », nous sommes néanmoins très heureux de conserver des manuscrits qui en disent beaucoup sur sa manière.
Propos recueillis par Christian Wasselin
* Mathias Auclair dirige le département de la Musique de la BnF depuis 2016. Il a notamment publié Trésors de la musique classique (BnF/Textuel, 2018), recueil de trente-quatre manuscrits conservés dans les collections de la BnF, permettant de comprendre comment, du XVIIIe au XXIe siècle, se compose la musique.
** Voir La Lettre des concerts de Radio France n° 16, été 2021, p. 7.