La vie de Tchaïkovski est un film

On a beau être sensible aux correspondances que perçoit Baudelaire entre les couleurs, les parfums et les sons, il est toujours délicat de faire se répondre les disciplines artistiques. Quoi de plus artificiel que d’adapter un roman au cinéma ? Du texte ne reste que l’intrigue, les mots se sont évaporés, les personnages eux-mêmes ont quitté le royaume de l’invisible où paradoxalement ils prenaient figure.
L’obstacle est plus vertigineux encore si l’on se propose de donner à voir la musique. De quoi s’agit-il alors ? Si l’on part du principe que la musique ne raconte rien, toute image devient incongrue ; si l’on soutient qu’elle exprime quelque chose, alors elle se suffit à elle-même. Les projections de tableaux, de photographies ou de couleurs tentées ici et là lors de certains concerts ne font que détourner de l’essentiel.
Quelques rares cinéastes ont néanmoins réussi à mettre en scène la musique. C’est-à-dire non pas à la confiner dans un rôle d’illustration, mais à la faire jouer, à l’installer au premier plan. Ken Russell (1927-2011) fait partie de ceux-là. Il est question ici bien sûr de musique de concert, essentiellement instrumentale, et non pas d’opéra, genre dont l’art de la mise en scène est l’une des composantes et que Ken Russell a pour sa part illustré avec des ouvrages tels que La Bohème ou Die Soldaten.
On aurait tort de croire qu’en choisissant de donner vie à des personnages comme Tchaïkovski ou Mahler, Ken Russell s’est contenté benoîtement de signer une biographie en images d’un compositeur. Car si elle fut l’une de ses grandes passions, le cinéaste anglais a très vite mesuré combien la musique était irréductible à tout autre langage (« La musique, c’est le langage moins le sens », dit Claude Lévi-Strauss), mais aussi combien le simple fait de donner à une figure de l’histoire de l’art les traits d’un acteur était insuffisant pour tenter d’éclairer les secrets de la création. On peut être frappé par la puissance d’Harry Baur dans Un grand amour de Beethoven d’Abel Gance (1937) ou par la ressemblance mimétique entre Jean-Louis Barrault et Berlioz dans La Symphonie fantastique de Christian-Jaque (1942), on peut sourire en voyant Cornel Wilde alias Chopin cracher le sang dans A Song to Remember (« La Chanson du souvenir », 1945) de Charles Vidor, on peut juger bouffonne la manière dont Milos Forman brosse la personnalité de Mozart dans Amadeus (1984), on peut préférer le Schubert incarné par Udo Samel dans Notturno de Fritz Lehner (1987) à celui que joue Tino Rossi dans La Belle Meunière (1948), l’un des rares films peu recommandables de Marcel Pagnol. On peut aussi trouver risible la manière dont Pascal Greggory, interprète de Robert Schumann, joue au chef d’orchestre dans Geliebte Clara (2008) d’Helma Sanders-Brahms. Tous ces films, malgré leurs qualités, dépassent rarement le stade de l’anecdote. Le grand homme est le héros du film, c’est lui qui crée, qui souffre, qui lutte, qui triomphe ou qu’on assassine. La musique jaillit de lui comme la lumière jaillit du soleil parce qu’il est possédé par le génie, tout simplement.
Ken Russell, lui, aborde différemment son sujet. Loin de se laisser intimider par les demi-dieux et leurs travaux, il entend non pas se hisser à leur hauteur, ce qui serait vain ou prétentieux, mais faire œuvre de créateur. Russell ne traite pas un sujet, il l’empoigne, il le transmue. Il admire, certes, mais il ne reste pas confit dans la dévotion : il crée.
Inventeur d’images, Ken Russell passe pour une personnalité baroque (dans les sens les plus contradictoires du terme : bizarre, excessif, exalté, décoratif, etc.) alors qu’il a d’abord fait ses classes en signant une série de documentaires pour la BBC consacrée à des compositeurs : Prokofiev, Elgar, Bartók, Debussy, Delius, Richard Strauss, sans oublier un film sur Lotte Lenya interprète de Kurt Weill. Des musiciens qu’il aborde sans barguigner, sous un angle personnel : on est loin de la biographie académique ou du film scolaire. The Debussy Film, ainsi, raconte le tournage d’un film sur Debussy. Jeunes femmes au bord de l’eau, funérailles, processions religieuses, tiédeur des corps, volupté des vêtements, érotisme diffus, galeries et corridors, amour des jardins et des enfants, bien des obsessions de Ken Russell sont déjà là. Détail qui n’en est pas un : le réalisateur du film dans le film s’entretient avec le comédien jouant Debussy (Oliver Reed, acteur fétiche de Ken Russell) à propos des rapports unissant ou non la peinture et la musique. Mieux : ce cinéaste fictif joue aussi le rôle d’un ami de Debussy, Pierre Louÿs, décrit comme un manipulateur. C’est dire que pour Ken Russell un cinéaste qui se penche sur un musicien doit, sinon le traiter d’égal à égal, du moins le considérer comme un pair : les artistes dialoguent avec les artistes, ils confrontent leurs disciplines sans que jamais l’un cède à l’autre, l’un fût-il vivant et l’autre mort.
Les premiers films de Russell pour le cinéma (French Dressing, 1964 ; Billion Dollar Brain, 1967) sont passés assez inaperçus, et il faudra attendre 1969 pour que le cinéaste, avec Women in Love (plus connu sous le titre Love), film inspiré d’un roman de D. H. Lawrence, rencontre son public. C’est aussi que Russell a trouvé là sa manière : caméra virtuose, décors et costumes luxueux pris dans le mouvement de la mise en scène, montage violent, importance donnée au tempo et au rythme, c’est-à-dire à la fois au traitement de la durée et à l’animation de cette durée. Love, d’une certaine manière, est un film chorégraphique.
Ken Russell sent alors qu’il est temps pour lui de consacrer un long métrage à un compositeur : ce sera The Music Lovers (rebaptisé en France « La Symphonie pathétique », sorti en Italie sous le titre plus explicite « L'altra faccia dell'amore »), évocation assez fidèle de la vie de Tchaïkovski, mais saturée de visions de cauchemar (le choléra qui dévore les visages), de nouvelles séquences chorégraphiques (les premières scènes, avec Glenda Jackson faisant glisser la neige du parapet), des moments de pure invention qui annexent la musique au champ du cinéma (la séquence débridée qui fait entendre l’Ouverture 1812).
Avec The Music Lovers, Russell s’affranchit aussi bien de la biographie linéaire que de l’illustration appliquée, tout en suivant la piste de ses premiers documentaires. Le cinéaste libérera ensuite ses démons avec l’un des films les plus violents et les plus inspirés de tous les temps, The Devils (« Les Diables », 1971), inspiré de l’histoire du prêtre Urbain Grandier mort sur le bûcher en 1634. Puis il s’accordera deux moments de répit avec des films d’une belle élégance, qui mettent en scène l’art et les artistes sans prétendre à la même véhémence : The Savage Messiah (« Le Messie sauvage », 1972), évocation du sculpteur Henri Gaudier-Brzeska mort au front en 1915, où Russell souligne son attachement à la nature et à l’architecture, aux moyens de locomotion, à la femme qui inspire mais ne veut pas se résigner à cette seule mission, à la figure de la sœur ; et The Boy Friend (1972) avec Twiggy, célèbre mannequin au corps androgyne.
En 1975, il donnera à Tommy, l’opéra-rock des Who, l’occasion d’une vraie mise en scène. Puis il offrira à Roger Daltrey, le chanteur des mêmes Who, le soin d’incarner Franz Liszt dans Lisztomania, parodie de Russell par lui-même, film sans grâce hormis quelques moments tels que la party du début où l’on croise Wagner, Rossini, Berlioz, Chopin crachant le sang (souvenir d’A Song to Remember ?), ou encore cet exercice d’admiration des temps du muet qu’est la séquence en Suisse avec Marie d’Agoult.
On croisera Rudolf Valentino (sous les traits de Rudolf Noureev), Byron et Mary Shelley, Oscar Wilde et Salomé, dans ses films ultérieurs, mais les compositeurs (Vaughan Williams, de nouveau Elgar quarante ans plus tard) n’apparaîtront plus que dans de nouveaux films réalisés pour la BBC.
Christian Wasselin