Le matin de la viole de gambe

Alain Corneau n’a pas commencé à aimer la musique baroque sur instruments anciens avec Tous les matins du monde. En réalité, à la fin des années 1960, le futur cinéaste, qui n’est encore qu’un jeune homme passionné de cinéma et de musique, découvre, en même temps que le free jazz d’Albert Ayler, la musique de Ravi Shankar ou les expériences du Domaine musical de Pierre Boulez, les premiers enregistrements de Gustav Leonhardt. Pour Corneau, c’est un vrai choc qui se prolonge au cinéma avec le film de Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, l’austère et génial Chronique d’Anna Magdalena Bach (1968) dans lequel Leonhardt incarne un Johann Sébastien Bach qu’on voit et qu’on entend fréquemment au clavier. Un peu plus de vingt ans plus tard, Alain Corneau s’en souviendra pour Tous les matins du monde puisqu’il indiquera que les deux grandes références de son film sont précisément cette Chronique d’Anna Magdalena Bach ainsi que Le Salon de musique de Satyajit Ray.
Pour lancer le projet très risqué de Tous les matins du monde, Alain Corneau a besoin de solides partenaires. Le premier sera l’écrivain Pascal Quignard, très connaisseur du genre musical, qui co-écrira avec le cinéaste, le scénario du film en même temps qu’un roman qui a logiquement pour titre Tous les matins du monde. Le second sera le musicien Jordi Savall, figure de proue du renouveau de la musique baroque, qui va s’avérer un complice essentiel pour le cinéaste.
Depardieu père & fils
Contrairement à Straub et Huillet, Corneau décide de prendre des acteurs célèbres pour interpréter les rôles principaux. C’est Jean-Pierre Marielle qui incarnera la figure janséniste de Sainte Colombe, tandis que Gérard Depardieu et son fils Guillaume se partageront le rôle de Marin Marais, à deux âges différents. Demeure un problème majeur: comment faire de ces acteurs prestigieux des musiciens auxquels on croit ? C’est là qu’intervient un homme de l’ombre qui sera aussi un personnage essentiel de cette singulière aventure mais dont le nom est inconnu du grand public : Jean-Louis Charbonnier, excellent gambiste et fin pédagogue. C’est lui qui sera chargé de l’entrainement des acteurs – et tout particulièrement Jean-Pierre Marielle – à la viole de gambe, et qui permettra au film de trouver sa juste incarnation musicale.
La bande-son du film, conçue et interprétée par Jordi Savall, est un travail d’orfèvre qui permet notamment d’entendre son ensemble, Le Concert des nations, créé en 1989, et la chanteuse Montserrat Figueras, épouse du musicien. Cette bande-son regroupe des interprétations de Couperin, Lully, Marin Marais et surtout Sainte Colombe, dont le répertoire est pratiquement inconnu à l’époque de la sortie du film. Le projet audacieux qu’était, à l’origine, Tous les matins du monde se transforme en un énorme succès, totalement inattendu. L’austérité picturale du film d’Alain Corneau ne rebute pas un public qui découvre, ébloui, les fastes de la musique baroque et des instruments anciens. La bande originale se vend à 70 000 exemplaires en quelques semaines et finit Disque d’or. Quant au film, il rafle huit Césars, parmi lesquels celui de la meilleure musique de film. C’est un triomphe sur tous les plans. Un triomphe qui ne doit rien à l’opportunisme et tout à la rigueur d’une entreprise unique en son genre.
Thierry Jousse