Le talentueux Mr Yared

Un concert consacré à la musique de Gabriel Yared est toujours une promesse de bonheur. Car sa musique est à l’image de son géniteur : naturellement chaleureuse, richement mélodique, ample et généreuse. Originaire du Liban, Gabriel Yared a des allures de citoyen du monde, même s’il est avant tout méditerranéen. Ses musiques de film nous entraînent dans des paysages variés et chatoyants. Du lyrisme de Camille Claudel aux paysages presque étals de Juste la fin du Monde, en passant par les ambiances solaires, et néanmoins ombrées, du Patient Anglais, le tango de La Lune dans le caniveau ou les motifs envoûtants du Talentueux Mister Ripley, tout nous invite ici au voyage.
Si Gabriel Yared est, depuis quarante ans, un de nos compositeurs de cinéma les plus talentueux, sa musique ne saurait être réduite à la simple illustration d’images de films, fussent-elles exceptionnelles. C’est que Yared conçoit ses partitions comme de la musique autonome, de la musique à part entière : « Quand je commence à écrire une ou des musiques pour un film, j’envisage chaque musique comme une composition à part entière avec un thème, des harmonies, un contrepoint puis des variations. Et, même si toutes mes recherches ne sont pas utilisées dans le film, il n’en reste pas moins que cette musique se tient par elle-même, elle a une architecture, une forme et se développe tout comme un prélude ou un mouvement de sonate ou un poème symphonique dont le point de départ provient du film et de mes discussions profondes (et étayées par des exemples musicaux) avec le réalisateur ou la réalisatrice. Ainsi, une musique que j’ai écrite POUR un film peut être jouée et entendue comme une œuvre en soi. Mais cette approche ne m’empêche surtout pas de ciseler ces musiques à l’image, une fois le film tourné et monté, et d’envoyer des maquettes précises pour chaque “cue“ (scène avec musique) ! » Ces partitions conçues pour l’image deviennent ainsi des musiques créatrices d’images. Comme le dit encore Yared : « C’est une chance de pouvoir jouer ces musique sans les images du film, car cela permet au public de créer ses propres images. »
D’ailleurs, dans le riche programme du 29 janvier, figurent également des œuvres qui n’ont pas été conçues pour l’image, comme la Tarentelle du ballet Raven Girl, ou pas utilisées dans les films pour lesquels elles avaient été écrites : Adagio for an Unrealised film, en forme d’hommage à Jean-Sébastien Bach, le compositeur favori de Yared, et surtout la suite de Troy, une musique rejetée par les producteurs du film. Cette suite de Troy sera, d’une certaine façon, le clou de ce concert consacré à Gabriel Yared. D’abord parce que cette partition ambitieuse est totalement inconnue du grand public. Ensuite, parce que la jouer au concert est une façon de panser la plaie de ce refus qui s’est avérée très difficile à digérer pour Gabriel Yared. « J’ai travaillé très dur, pendant un an, sur cette partition. Je l’ai conçue comme une musique épique, dans la tradition des péplums du début des années 1960, tel que La Chute de l’Empire romain, qui m’impressionnaient quand j’étais enfant. L’enregistrement aux studios d’Abbey Road a été un véritable enchantement. Tout le monde sautait de joie. Et, brusquement, au stade du mixage, j’ai reçu un coup de fil m’annonçant que j’étais viré, sans autre forme de procès. Ça a été une profonde déception dont j’ai mis du temps à me remettre. Et c’est une des raisons pour lesquelles je suis heureux que cette suite, qui a été créée à Beyrouth l’an dernier, puisse être interprétée sur scène, aujourd’hui, à Paris. »
Un autre attrait de ce concert – et pas le moindre – sera la présence du compositeur sur scène au piano. Une tradition en quelque sorte pour Gabriel Yared qui laisse parfois sa place à un ou une autre pianiste pour les pièces les plus difficiles. « Je ne peux jouer que ma musique car je ne suis pas un virtuose du piano, mais j’adore être sur scène, entouré par l’orchestre. Je suis très timide sur scène mais je fais abstraction du public. Je me sens à la fois caché et protégé par l’orchestre. Au début, j’avais le trac, je me disais que je n’étais pas fait pour ça. Mais, finalement, avec le temps, j’y ai vraiment pris goût. Mes partitions sont, en général, très précises sur le plan du tempo, des nuances. Par conséquent, comme n’importe quel autre instrumentiste présent sur scène, il me suffit de les lire et de les projeter sur l’orchestre. »
Thierry Jousse