Les entretiens de Présences (1) : Benzecry
Esteban Benzecry, comment a commencé pour vous l’aventure de la musique ?
Même si je viens d’une famille de musiciens (mon père est chef d’orchestre), j’ai commencé la musique tardivement, vers quinze ans. J’avais commencé le piano pendant plusieurs mois alors que je devais avoir dans les dix ans, mais je n’avais pas voulu continuer, certainement par manque de maturité. J’étais plutôt attiré par les arts visuels, et je suis d’ailleurs diplômé de l’École Supérieure des Beaux-arts de Buenos Aires en pédagogie de la peinture. Mais à quinze ans, j’ai commencé à apprendre des chansons à la guitare, j’ai assisté aux cours de théâtre, d’arts visuels, d’expression corporelle, de danses folkloriques et d’instruments autochtones donnés à l’Institut José de Labardén de Buenos Aires. J’aimais improviser avec la guitare et je voulais apprendre à écrire ce que je composais de manière intuitive sans même avoir étudié la musique. Ce premier contact avec la musique qu’on appelle classique et les racines folkloriques, en plus de ma formation en tant que peintre, a laissé une marque profonde sur mon langage musical qui est très visuel et plein d’éléments de la musique traditionnelle de mon pays.
Peu à peu, le besoin de vous exprimer à travers la musique a pris le pas sur le reste...
J’ai commencé à écrire pour orchestre sans avoir étudié l’orchestration ! Écouter des enregistrements symphoniques en lisant les partitions fut mon plus grand apprentissage. J’avais vingt ans quand ont eu lieu mes débuts professionnels au Théâtre Colon de Buenos Aires grâce à l’encouragement du violoniste Alberto Lysy (qui a été le directeur de l’Académie Menuhin en Suisse), qui a créé une de mes premières œuvres. J’ai ensuite écrit mes premières symphonies, et en 1997 je me suis installé à Paris afin de poursuivre ma formation. C’est en France seulement que j’ai suivi des cours dans un conservatoire.
Au fait, pourquoi avez-vous choisi Paris ?
Pour qui vient de Buenos Aires, il est très facile de s’adapter à Paris. Les deux villes se ressemblent. Je voyais la France comme la Mecque de la musique contemporaine, j’avais conscience que je pourrais m’exprimer tout en restant fidèle à mes racines. Et les études y sont gratuites ! En Argentine il est impossible de vivre de la composition, il n’y a ni commandes ni subventions. C’est possible en revanche à Paris, où il y a un vrai respect pour les arts qu’on trouve dans peu de pays. Une autre raison de ma venue à Paris est mon attachement à la palette orchestrale française : Ravel, Debussy, Messiaen… Dès mon arrivée en France, la connaissance de la musique de Dutilleux ou de la musique spectrale m’a beaucoup apporté, ainsi que mon bref passage dans une classe d’électroacoustique, même si je suis plus « symphonique ». Il y a un « avant » et un « après » mon arrivée en France.
Avez-vous des références ? De grandes partitions par exemple, des modèles, des maîtres ?
Ginastera, Revueltas, Stravinsky, Grisey, Messiaen, Dutilleux, l’intuition, etc.
Vous servez-vous d’éléments venus d’autres musiques (jazz, chanson, rock, musiques traditionnelles…) ?
Oui, des tournures mélodiques et des rythmes folkloriques, ou des légendes de la mythologie de l’Amérique latine. Je n’ai pas la prétention de faire de l’ethnomusicologie, j’utilise ces éléments de façon très intuitive comme source d’inspiration me permettant d’enrichir mon propre langage qui se nourrit de ces deux mondes. Cette fusion des racines et des procédures de la musique occidentale contemporaine pourrait peut-être définir ma musique dans la ligne d’un « folklore imaginaire » comme l’ont fait des compositeurs tels que Bela Bartok, l’Argentin Alberto Ginastera, le Brésilien Heitor Villa-Lobos ou les Mexicains Carlos Chavez et Silvestre Revueltas, parmi beaucoup d’autres. Mais bien que nous ayons des sources d’inspiration communes, le contexte et mes influences esthétiques sont différents.
Faites-vous dialoguer votre musique avec d’autres disciplines ?
J’ai composé de nombreuses œuvres inspirées par la littérature, notamment pour chœur et orchestre, et un cycle de mélodies pour soprano et piano et également avec orchestre. Certaines de mes pièces pour ensemble sont inspirées par des citations de poèmes, et ma musique est très picturale. Je me considère comme un scénographe sonore. Dans ma première symphonie, que j’ai écrite en 1993 et qui a été créée par l’Orchestre National d’Argentine, chaque mouvement est inspiré par des tableaux que j’ai faits ; ce fut ma seule expérience d’intégration de ma peinture avec ma musique !
Vous rapprochez volontiers les arts, mais votre démarche est-elle uniquement esthétique ?
Elle est spontanée. Je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ce que je fais aujourd’hui. Quand je parle de ma musique, je risque de me sentir trop encadré, du reste je n’aime pas les « ismes ». J’ignore ce que je vais écrire dans les dix ou trente ans à venir, mais je vais essayer d’être toujours fidèle à ma voix intérieure.
Peut-on encore distinguer des écoles nationales de composition, ou s’agit-il d’une vue e l’esprit qui n’a plus cours ?
La musique n’est rien qu’une somme de vibrations qui pénètrent dans notre cerveau, quelle que soit son esthétique, mais nous avons tendance à l’intellectualiser, à la cataloguer. Chaque compositeur doit se représenter soi-même dans sa musique. La musique est un langage universel, pourtant chacun est libre de composer dans l’esthétique qu’il veut, et je ne suis pas fanatique des doctrines musicales. Dans mes œuvres les plus récentes, je me nourris de mes racines, de mon continent, un continent musical qui, contrairement à la vieille Europe, a encore un folklore vivant et fertile à partir duquel il est possible de se nourrir. Je sais qu’aujourd’hui certains sont prêts à me considérer comme américaniste parce que je m’inspire de mes propres racines, prêts aussi à n’y voir que de l’exotisme. C’est notre faute si, au lieu d’être fiers de notre riche patrimoine musical, nous en avons honte et le considérons comme anachronique. Beaucoup de compositeurs sud-américains sont découragés par l’intégration des deux mondes et imitent les Européens, peut-être par crainte de ne pas être acceptés dans l’écosystème de la musique, dans les petits réseaux commerciaux de la musique contemporaine. C’est la raison pour laquelle, en Europe, on connaît très peu de musiques avec une identité sud-américaine. Heureusement, il y a plus de liberté pour la création aujourd’hui, et beaucoup de compositeurs osent désormais intégrer les cultures non-européennes à leurs œuvres, peut-être aussi parce qu’ils veulent renouveler le langage.
Pensez-vous que la musique qu’on appelle « savante » a un avenir face au déferlement des musiques commerciales ?
Je vais essayer de pratiquer la pensée positive ! Autrefois, le compositeur ne pouvait entendre sa musique que lorsqu’elle était jouée. Aujourd’hui, ce que nous composons peut être enregistré, écouté, réécouté un nombre incalculable de fois, diffusé en ligne, à la radio, dans les réseaux sociaux, les concerts, les vidéos, etc., et c’est bien sûr une très grande chance. Il y aura toujours un avenir pour la musique contemporaine, il y aura toujours aussi des gens qui vont se plaindre que nous ne disposions pas de la même diffusion que le divertissement éphémère.
Alors, pourquoi le public mélomane passionné par le répertoire n’est-il pas le même que celui de la musique contemporaine ?
Personne ne peut avoir la réponse à cette question. Certains pensent que c’est en raison d’un manque de diffusion et d’éducation musicale. D’autres estiment qu’il s’agit d’un phénomène naturel, que le public a tendance à se sentir plus attiré par la musique tonale, que l’extrême intellectualisation de la musique contemporaine a aliéné le public. A contrario, le football bénéficie d’une grande diffusion, et cependant il ne m’a jamais fasciné ! Être un compositeur est un acte de foi et de passion, comme pratiquer une religion. Il n’y a pas de formule pour savoir si notre musique transcendera ou non le temps et le public.
Propos recueillis par Christian Wasselin