Les entretiens de Présences (2) : La Fuente

Benjamin de La Fuente, il semble que tout ait commencé pour vous par l’écoute…
Oui, mon père nous réveillait avec de l’opéra. Il y avait aussi chez nous, sous l’escalier, une chaîne hi-fi munie d’un casque. J’écoutais tout ce que je trouvais, des Platters aux concertos de Paganini par Menuhin, de Puccini à Dvorak et Ray Charles. Je découvrais avec naïveté, sans faire de hiérarchie, je fermais les yeux et je rêvais, je m’imaginais sur scène, j’écoutais les septièmes de dominante que j’ai par la suite apprises au Conservatoire. J’avais aussi une curiosité pour les sons de la nature et ceux de la ville. Jusqu’au jour où j’ai demandé à mes parents de faire du violon. Au Conservatoire de Bordeaux, j’ai eu un professeur très dur qui m’a brisé les pattes. J’aimais mieux aller écouter la classe de jazz à l’étage du dessus ! Quelques années plus tard, j’ai intégré un département pilote de l’Université de Toulouse, où on pratiquait l’improvisation, le jazz, l’électro-acoustique, etc. Il fallait inventer d’une semaine sur l’autre, j’étais dans l’urgence du faire. Simultanément, je découvrais Roussel, Stravinsky, Debussy, j’entendais des timbres et des systèmes harmoniques différents, j’écrivais des chansons pour mon groupe de rock. Et je suivais au Conservatoire de Toulouse les matières que j’étudiais à l’université. C’est ainsi que j’ai étudié l’analyse avec Bertrand Dubedout. C’est là que j’ai découvert que je pouvais être musicien.
Vous êtes ensuite venu à Paris…
Je m’y suis retrouvé presque malgré moi, car on est très bien dans le Sud-Ouest ! Il faut savoir que le concours d’entrée dans la classe de composition du Conservatoire est très difficile, avec par exemple une épreuve d’orchestration de douze heures. Beaucoup de candidats s’arrêtent parce qu’ils sont tout simplement épuisés. Au Conservatoire de Paris, j’ai travaillé dans la classe de Gérard Grisey, j’ai aussi découvert Alain Savouret et sa classe d’improvisation générative, libre, non idiomatique, appuyée sur le traité de Pierre Schaeffer. Une discipline nouvelle qu’il a plus tard formalisée dans son Introduction à un solfège de l’audible. J’ai aussi redécouvert le violon, je m’y suis remis avec une nouvelle ardeur. Et j’ai compris que mon désir de créer devait me servir à inventer mon propre style instrumental.
Comment passe-t-on de l’improvisation à la composition écrite ?
Je ne suis pas passé d’une discipline à l’autre, j’ai pratiqué les deux en parallèle. Simplement, dans l’improvisation, le texte est remplacé par le contexte. J’ai toujours eu envie de rester dans la pratique instrumentale, de sentir le bois et les cordes, de jouer sur scène comme je le fais depuis que j’ai treize ou quatorze ans. Rester seul chez moi pour composer ne me convient pas. J’ai alors fondé la compagnie Sphota avec des anciens de la classe de Savouret pour mettre à profit nos qualités de compositeurs, d’instrumentistes et d’improvisateurs, d’amateurs de scène et de théâtre, et nous avons fini par monter des spectacles. Sphota a bien tourné jusqu’aux alentours de 2010-2011. Nous voulions faire vivre l’expérience de l’écoute et de la magie du son, utiliser l’électro-acoustique comme un Orient, comme un ailleurs, pour sortir du cadre. Avec Gérard Grisey, j’avais travaillé sur les seuils, ce qui m’a servi avec Sphota : quand je joue, je ne peux pas m’empêcher d’être compositeur, d’exercer un contrôle formel. Inversement, quand je compose, j’aime faire intervenir l’objet trouvé, l’élément imprévu.
Quand vous dites « je joue », il faut toujours entendre « je joue du violon »…
Oui. J’ai un violon avec une pédale d’effets.
Et après Sphota ?
J’ai fondé Caravaggio, groupe de rock et de jazz expérimental. Le nom est un souvenir de mon séjour en 2001 à la Villa Médicis, qui est peut-être la plus belle période de ma vie. J’ai fondé ce groupe avec Samuel Sighicelli qui entrait à la Villa alors que j’allais la quitter, et qui d’ailleurs faisait déjà partie de Sphota. Nous avons mixé notre premier disque là-bas. Caravaggio, c’est bien sûr le rapport avec le clair-obscur, avec l’image et désormais le cinéma. Éric Échampard à la batterie et Bruno Chevillon à la contrebasse viennent du jazz contemporain, Samuel Sighicelli est claviériste et compositeur. C’est un groupe assez électrique, qui joue sur les grandes formes et propose des pièces assez longues.
On Fire, la pièce que vous avez composée pour le festival Présences, est-elle en partie improvisée ?
Non, c’est une œuvre entièrement écrite. Je ne peux pas faire improviser des musiciens si je n’ai pas le temps de travailler avec eux. Je profite de la composition pour écrire des choses qui ne pourront jamais s’improviser. Ce qu’il faut, c’est désapprendre, ne pas se répéter. J’avais l’intention d’écrire un double concerto pour comédien et piano, et je cherchais des textes qui puissent illustrer le thème des Amériques, quand je suis tombé sur ceux de Malcolm X.
Avez-vous fait avec On Fire œuvre d’art ou action politique ?
Je peux comprendre les revendications de Malcolm X, mort à quarante ans de quinze balles dans le corps, mais ce ne sont pas les miennes. Il y avait à cette époque un contexte foisonnant qui m’a fait réfléchir sur la violence. Tout ce qui est funk, jazz, soul a été enfanté à cette époque dans la douleur. J’ai mis dans On Fire quelques citations, j’ai pensé à un certain moment à Charlie Mingus, mais je n’ai fait aucun pastiche. On Fire est une pièce pour orchestre sur des textes de Malcolm X. J’avais l’intention d’écrire un double concerto pour comédien et piano, et je cherchais des textes qui puissent illustrer le thème des Amériques, quand je suis tombé sur ceux de Malcolm X. Ses propos, mais aussi sa voix, sa manière, son débit de prêcheur noir américain m’ont captivé. En 1964-1965, il y a une violence, une agressivité, un peuple qui veut se faire entendre, et derrière lui tout un monde hostile. J’ai voulu, moi, travailler sur la rage. Avec un acteur américain, l’œuvre aurait marché, mais je voulais aller plus loin. J’ai choisi une comédienne et pris le parti de donner les textes en français pour réactualiser le personnage. La partie confiée à la comédienne est une lutte, sauf à un moment donné. J’ai voulu que l’orchestre donne l’impression de l’empêcher de parler et non pas d’être dans un rapport dialectique avec elle. Le piano renouvelle constamment l’énergie alors que l’orchestre donne du trouble à la voix. Le texte n’est pas écrit rythmiquement mais il faut une vraie oreille musicale qu’a, je crois, Piera Formenti, que j’ai découverte dans un opéra de Marco Stroppa. Tout va très vite mais on n’improvise pas. La récitante joue Malcolm X avec un traitement vocal qui imite le style des conférences de l’époque ; elle bénéficie d’un autre traitement vocal pour jouer dans un autre micro le porte-parole des états du sud des États-Unis.
Craignez-vous, comme d’autres, que la musique dite savante se perde dans le grand bain du divertissement ?
Personnellement, je ne pratique pas le divertissement, il y en a largement assez. Je ne crois pas non plus au métissage pour le métissage, qui comporte le risque d’annuler les différences, de se satisfaire de ce qui dérange le moins l’un et l’autre. Mélanger le flamenco et la variété aboutit aux Gipsy King ! Un projet artistique ne peut pas se suffire de la convivialité, du plaisir de jouer ensemble. Moi, ce qui m’intéresse, c’est l’entre-deux, la collision entre deux langages, deux antagonismes. A Royaumont, il y a quelque temps, Caravaggio s’est produit avec des musiciens indiens : un joueur de tabla, un joueur de sarod. Nous avons joué la carte de l’altérité, mais chacun a étudié et approfondi la musique de l’autre. D’une manière générale, la musique contemporaine n’a pas fait sa révolution, contrairement au théâtre ou à la danse contemporaine, qui touchent un public beaucoup plus large. Beaucoup de compositeurs ont renoncé parce qu’il y avait Mozart et Beethoven avant eux. Moi, j’ai continué, j’ai persévéré. On donne aujourd’hui la parole à tous les compositeurs, aussi bien à ceux qui préfèrent se rapprocher de Beethoven qu’à ceux qui se réclament de Lachenmann, on essaye de les représenter au ministère, mais tout cela manque de folie, de puissance. On reste dans le savoir-faire, dans le démonstratif, on distingue celui qui écrit bien de celui qui écrit mal. Le compositeur a le profil d’un premier de la classe…
N’est-ce pas toujours le cas, quelles que soient les époques ? Est-ce que Beethoven n’était pas un élève doué ? Est-ce que les meilleurs ne cherchent pas à être reconnus par les institutions ? Après tout, la bataille d’Hernani a eu lieu à la Comédie-Française…
Oui mais comparez Musica et Avignon : ces deux festivals n’ont rien à voir entre eux, et pourtant il s’agit d’institutions dans les deux cas.
La musique dite baroque, il y a trente ou quarante ans, n’a-t-elle pas apporté le neuf ou l’inouï que vous évoquez ?
Le problème de la musique contemporaine n’a pas été résolu pour autant. C’est d’ailleurs aussi pourquoi je persévère. Si tout allait bien dans la musique, je ne continuerais peut-être pas. Avec Caravaggio, nous essayons de proposer des modes d’écoute différents. Le compositeur a des idées, l’instrumentiste exécute ? Non, ce n’est pas ça. Le compositeur vu comme une personnalité élue, comme le créateur, est une image qui m’agace un peu. Le compositeur est celui qui a décidé de l’être. On a des idées parce que tous les jours on travaille.
Propos recueillis par Christian Wasselin