Lully et Molière, les célèbres duettistes

I. En Extrême-Orient comme en Occident, du Japon à la Grèce, théâtre et musique vont de pair. On joue des rôles comme des instruments, et parfois même on parle en chantant. Au Moyen-Âge, le théâtre investit l’église ; les clercs incarnent en musique les mystères sacrés, chœurs et chants alternés constituent l’essentiel du drame liturgique. À la Renaissance, le théâtre antique devient le principal modèle et c’est à la fois l’usage des instruments et le rôle du chœur que les humanistes empruntent aux anciens. Si les fastes de la cour et les événements princiers réclament l’art total en Italie, c’est en Angleterre que Shakespeare déjà agrémente ses pièces d’indications sur l’usage des instruments ou la place des airs. Après Locke, Purcell s’impose comme un spécialiste du genre. Et la musique de scène prend encore plus de sens quand des personnages se font musiciens : dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, cela commence par l’essai maladroit d’un élève du Maître de musique. La phrase fautive met à mal l’alexandrin si loin d’Alexandrie : « ou-ou-ou et mon mal est extrême ou-ou-ou-ou-ou-ou-me la-la-la-la-la-la vos beaux yeux m’ont soumis... » Si une musicienne corrige la Sérénade et achève la leçon de prosodie, la réussite ne peut faire oublier la rude concurrence entre l’auteur et le compositeur. Lully obtient bientôt le privilège de l’Académie royale de musique et se réserve toute représentation avec six violons et deux chanteurs. Disposant librement des vers déjà mis en musique, il prive le théâtre de tout autre accompagnement, et laisse monsieur Jourdain remporter le premier acte.
II. Si l’on en croit Rousseau, la langue française est impropre au chant et plus encore au récitatif. Oubliant les efforts de Lully pour se faire déclamer les vers au moment d’en concevoir la musique, il trouve la solution avec Pygmalion dans l’hybridité du mélodrame : « J’ai imaginé un genre de drame dans lequel les paroles et la musique, au lieu de cheminer ensemble, se font entendre successivement, et où la phrase parlée et en quelque sorte annoncée et préparée par la phrase musicale. » Dans la musique de scène, on pourrait croire la partition réduite à l’accompagnement de l’action, apte à divertir ou à introduire des ballets. Mais la musique peut aussi peindre des décors, souligner des moments plus forts, ajouter à la caractérisation des personnages. Ainsi la partition du Distrait de Haydn, destinée à une pièce de Jean-François Regnard. Histoire banale d’amours croisées, compliquée par la distraction maladive de Léandre, capable d’oublier sa femme le jour de son mariage : reprise en 1774 à Esterháza, la pièce rappelle que théâtre et musique procurent les plaisirs les plus recherchés dans ce Versailles à la
hongroise. Haydn s’amuse, fait preuve de délicieuses trouvailles. Dans le finale, ils demandent à ses musiciens de s’arrêter soudainement afin de permettre aux violonistes de réaccorder leurs instruments. Étaient-ils distraits au point de ne l’avoir fait plus tôt ? Public et critique ont naturellement applaudi.
Après Haydn, c’est à Beethoven de magnifier le plus musical de tous les théâtres : celui de Goethe. Dans son Faust, le poète inclut déjà chansons et des chœurs. Avec Egmont, la rencontre est parfaite. « C’est une vision bien réjouissante que de voir deux grands maîtres associés dans une œuvre magnifique », s’exclame E.T.A. Hoffmann. Comme Schiller, Goethe s’interroge sur la musique de scène, préconise des musiques originales, défend l’égalité entre musique instrumentale et musique vocale. S’il attend un Mozart pour rendre justice à Faust, Goethe il reconnaît le « génie remarquable de Beethoven » qui lui-même loue le « magnifique » spectacle de Goethe. Cet Egmont, le compositeur l’a « repensé, ressenti et rendu en musique avec la même fébrilité que lorsqu’il en a fait la lecture. » Avec Beethoven et Goethe, l’unité domine le deuxième acte.
III. Tandis que les théâtres s’agrandissent, les orchestres s’enrichissent de vents plus nombreux et plus puissants, particulièrement propices aux effets dramatiques. La musique prend de plus en plus de place. Un exemple revient alors en tête : celui du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, jamais aussi beau qu’« orné de la délicieuse et piquante musique que le Roi de Prusse a fait écrire à Mendelssohn pour ce chef-d’œuvre » (Berlioz). La partition enchante le sommeil, les instruments se font sylvestres, bestiaux ou irréels. Le grotesque y est utilisé de façon si subtile que la farce ne rompt jamais la fantaisie. Qui mieux que l’orchestre pourrait imiter les braiments de Bottom métamorphosé en âne ? Au XIXe siècle, la multiplication et la diversification des timbres favorise les explorations inouïes dans l’étrange, la féerie et le rêve. Musique et théâtre se fondent dans l’idéal de l’art total. Viendra alors, au siècle suivant, le temps de la fusion pour un troisième et dernier acte, celui du théâtre musical. Au côté des musiques de scènes plus traditionnelles, les corps, les gestes, les mots et les sons s’entremêleront, et leur attirance mutuelle dépassera les phénomènes d’influence dans un désir de renouvellement et d’échange identitaire. La musique deviendra théâtre, le théâtre musique, l’acteur sera musicien et le musicien acteur. Ensemble, ils élargiront plus encore l’espace du spectacle jusqu’à effacer les dernières lignes de démarcation entre le théâtre, l’opéra et le concert.
François-Gildas Tual