Boito, pour l'amour du diable

Né d’un peintre italien et d’une comtesse polonaise en 1842, Arrigo Boito manifeste tôt des dons littéraires autant que musicaux. À sa sortie du Conservatoire de Milan (violon, direction d’orchestre, composition), il séjourne à Paris, y fréquente opéras et concerts, rencontre Berlioz, Gounod, Rossini, correspond avec Victor Hugo, et écrit pour Verdi les paroles d’un hymne destiné à l’inauguration de l’Exposition universelle de Londres. Verdi lui offre une montre : « Qu’elle vous rappelle mon nom et la valeur du temps. » Les déclarations bientôt intempestives de Boito sur le nécessaire dépoussiérage de l’opéra italien refroidissent les relations entre les deux hommes, mais l’amitié et l’estime mutuelle se rétablissent ensuite. Et c’est Boito qui écrit les livrets des deux derniers chefs d’œuvres de Verdi : Otello et Falstaff.
Faust, brumes et soleil
À Paris, en 1862, le thème de Faust est à la mode. Berlioz et Gounod se sont inspirés du Premier Faust de Gœthe. Boito, lui, voit plus grand. Il rêve d’une synthèse des brumes germaniques et du soleil du sud. Il intègre donc à son livret le personnage d’Hélène de Troie, qu’il emprunte au Second Faust de Gœthe : « Hélène et Faust, explique-t-il, représentent l’art classique et l’art romantique (…), la beauté de la Grèce et la beauté de l’Allemagne resplendissant sous le même halo (...) donnant naissance à une poésie qui est idéale, éclectique, nouvelle et puissante ».
Si l’échec de 1868 est cuisant, Boito ne renonce pas. Pendant sept ans, il retravaille son Mefistofele. Le livret est condensé, la construction plus claire et symétrique : pacte de Faust, séduction et fin tragique de Marguerite, union dans l’extase avec Hélène. Dans l’Épilogue, Faust se rappelle les deux femmes : douleur du réel pour la première, illusion de l’Idéal pour la seconde. Mefistofele le tente une dernière fois au seuil de la mort, mais Faust résiste : il est sauvé.
Avec des ellipses narratives qui mettent au centre de l’oeuvre la question du mal plutôt que l’action, Mefistofele offre une succession de tableaux dans l’esprit de La Damnation de Faust de Berlioz. Synthèse de wagnérisme, de bel canto italien et de grand opéra français à la Meyerbeer, la partition est profondément originale. Certains des airs sont devenus des morceaux d’anthologie : « Sono lo spirito qui nega » (Mefistofele, acte 1), « L’altra notte, in fondo al mare » (Margherita, acte 3), « Giunto sul passo estremo » (Faust, Épilogue). Le nouveau Mefistofele est créé à Bologne en 1875, cette fois sous les applaudissements. L’œuvre s’impose rapidement ensuite, en particulier grâce au rôle saisissant de Mefistofele. L’interprétation qu’en donna Chaliapine est restée légendaire : « Avec sa haute et souple silhouette, son torse demi-nu et l’expression cruelle, terrifiante qu’il imprimait à ses traits si mobiles, raconte le ténor Beniamino Gigli, l’aspect qu’il offrait était diabolique à vous déconcerter… Il entrait de dessous, immense et menaçant, marchant à pas trainants à la manière d’une grande araignée. » *
Laetitia Le Guay
* Victor Borovsky, Chaliapine, éd. du Rocher,1993, p. 288.