Pelléas, Mélisande et les autres, rien que pour vous

Ni décor, ni costumes : voici l’opéra en version de concert. L’opéra sans théâtre est-il encore de l’opéra ? Non, répondent ceux pour qui le théâtre passe forcément par la mise en scène. Oui, affirment ceux qui voient justement là l’opportunité d’échapper au « règne du metteur en scène », et de rêver intérieurement leur propre mise en scène. Ils sont rejoints par les amoureux de l’orchestre : le voici enfin sous les feux de la rampe au même titre que les chanteurs. Eux sont disposés à l’avant-scène, une petite bouteille d’eau glissée près de leur siège. Selon les cas, leur prestation ira du style « oratorio » (partition sur le pupitre, interprétation concertante) à la « mise en espace », avec entrées et sorties réglées, gestes et regards échangés (on parle aussi de représentation « semi-scénique », avec parfois quelques rares éléments de scénographie), en passant par le vêtement pensé comme un costume (une interprète de Chérubin choisira ainsi le pantalon). L’opéra en concert est une option fréquente depuis les années 1990. Mais est-ce vraiment nouveau ?
Petite histoire de l’opéra en concert
Le concert public (ouvert à tous sur entrée payante) remonte au XVIIIe siècle. En France, l’Académie royale de musique et de danse a longtemps le monopole de l’exercice musical. Elle délivre ou pas son autorisation aux autres, et ses conditions : en 1725, le Concert spirituel fondé par Philidor est ainsi autorisé… à condition de ne jouer ni musique française ni opéra ! Dès le siècle suivant, les concerts symphoniques font néanmoins bonne place aux extraits d’opéras : ouvertures, airs, chœurs, ballets. En plus des théâtres dédiés et des concerts, l’opéra est alors présent partout, à petites doses : en récital, sous forme de transcriptions – celles de Liszt, par exemple ; chez les particuliers, avec les « opéras de salon », en vogue dès les années 1840 ; et même à l’église, qui arrange volontiers des pièces sacrées à partir d’opéras à sujet religieux… ou pas ! La période romantique invente même des genres mixtes, à mi-chemin entre symphonie et théâtre. Félicien David s’illustre dans l’ode-symphonie, pour orchestre et récitant (Le Désert, 1844). Hector Berlioz invente la symphonie dramatique, quasi-opéra pour solistes, chœurs et orchestre, mais destiné au concert (La Damnation de Faust, 1846). Comme il le fera dans L’Enfance du Christ, il en enrichit la partition d’indications dramatiques destinées à l’imagination. Créée en après-midi à l’Opéra-Comique, la Damnation reçoit un accueil seulement poli. Des fragments se maintiennent au concert, mais l’intégralité ne sera ressuscitée qu’en 1877, conjointement par Édouard Colonne et Jules Pasdeloup. En 1893, une version scénique est proposée par Raoul Gunsbourg à l’Opéra de Monte-Carlo : la carrière de l’œuvre est désormais double.
Le dernier XIXe siècle développe considérablement le répertoire lyrique de concert : dès les années 1870, on peut entendre des fragments russes ; dans la décennie suivante, des extraits baroques (Lully, Rameau, Haendel). Quant aux concerts d’intégrales, ils concernent d’abord des titres inédits, avant même leur création scénique. Ce sera le cas de Samson et Dalila de Saint-Saëns, La Prise de Troie de Berlioz, Hérodiade de Massenet ou Sigurd de Reyer. Déjà se dessine l’une des fonctions de l’opéra en concert encore valable aujourd’hui : faire découvrir à moindre frais des œuvres jugées périlleuses, auxquelles le système de production ne peut consacrer d’emblée une coûteuse production scénique. Par essence aussi symphonique que vocal, l’œuvre lyrique wagnérien sert de tremplin au phénomène : le 22 octobre 1882, les concerts Colonne, Pasdeloup et Lamoureux programment conjointement le prélude de Parsifal, créé trois mois plus tôt à Bayreuth. La saison 1889-1890 affichera quant à elle des actes complets de plusieurs opéras wagnériens. Empêché de diffusion scénique par le « privilège de Bayreuth » pendant trente ans, Parsifal est l’un des premiers opéras à être intégralement donné en concert après sa création. C’est en effet le seul moyen de l’entendre, sauf à effectuer le pèlerinage de la Colline verte – assumant ainsi ce paradoxe d’exhiber l’orchestre sur scène, quand Wagner l’avait fait disparaître sous scène dans son théâtre… Dans la première moitié du XXe siècle s’opère un renversement : plus l’opéra se savoure à distance et à l’aveugle (avec le théâtrophone, la radiodiffusion puis le disque), plus il se voit réserver une portion congrue dans les concerts, limitée aux pages strictement orchestrales. L’âge d’or du concert à programmation mixte, symphonique et vocale, a vécu ; l’intégrale lyrique, elle, se réserve désormais pour la scène, la radio ou les studios.
Le cas Pelléas
Témoin de cet âge d’or, Pelléas et Mélisande (1902) est peut-être l’opéra idéal pour la version de concert. À la dimension symboliste de son livret, dont chaque mise en scène risque toujours de paraître une traduction prosaïque, l’abstraction du concert apporte une réponse plausible – d’autant que l’œuvre évite aussi les effets spectaculaires et tient les chœurs à distance.
Surtout, elle est riche d’interludes symphoniques faisant pont entre deux scènes, inspirés de Parsifal et de ses transformations de décor à vue portées par l’orchestre : mettre l’orchestre au premier plan s’avère alors pertinent. Lors des répétitions, les interludes prévus par Debussy ont d’ailleurs été rallongés à la demande d’Albert Carré, directeur de l’Opéra-Comique et responsable de la mise en scène : quoiqu’à rideau fermé, les changements de décors demandaient plus de temps aux machinistes. On trouve deux interludes à l’acte I (entre la forêt et l’appartement, puis l’extérieur du château), à l’acte II (du parc à la chambre de Golaud, puis de la chambre à la grotte) et à l’acte III (entre la tour et les souterrains, puis – le plus court – entre la terrasse et le devant du château), et un à l’acte IV (entre l’appartement du château et la fontaine dans le parc). Ils rappellent aussi quel symphoniste est Debussy, compositeur non exclusivement lyrique – à la différence d’un Verdi ou d’un Wagner. Si l’opéra est théâtre, comme le rappelle la terminologie allemande Musiktheater, Pelléas est de ces œuvres qui nous disent qu’il est aussi symphonie, autant que chant. Voir l’orchestre en plus de l’entendre permet de mieux pénétrer les arcanes de son alchimie avec la voix, mieux discerner les fils de son tissu intérieur, accéder en somme à une nouvelle dimension de l’expérience musicale.
Les atouts du concert
Depuis une quarantaine d’années, l’opéra en concert connaît un regain d’intérêt. Ses mérites sont en effet nombreux et variés – outres ceux cités à l’instant. Diminuant le risque financier, son coût réduit de production favorise les programmations audacieuses et inventives, permettant de ressusciter, le temps d’un concert-représentation d’un soir, des ouvrages oubliés. Le renouveau baroque a été pionnier dans cet usage, suivi plus récemment par le répertoire du XIXe siècle, réexploré dans ses marges. Le Festival Radio France Occitanie Montpellier est un moment clé pour la redécouverte de raretés lyriques en concert. À son actif dans la dernière décennie, des trouvailles aussi éclectiques que Kassya (Delibes), Fervaal (d’Indy), La Jacquerie (Lalo), Issé (Destouches), Sémiramis (Catel), La Vivandière (Godard), Thérèse (Massenet), Siberia (Giordano), Iris (Mascagni) ou Fedra (Pizzetti). Le « risque » de la scène est d’ailleurs parfois esthétique : certains ouvrages conçus pour elle mais manquant de la dimension opératique requise n’ont survécu que par le concert, ou quasiment – ainsi des oratorios de Debussy (Le Martyre de saint Sébastien) ou Honegger (Jeanne au bûcher). Pour les interprètes aussi, le concert peut constituer un tremplin confortable avant une prise de rôle scénique vécue comme une « prise de risque » : voyez Jonas Kaufmann, qui n’a incarné théâtralement le rôle mythique de Tristan qu’après en avoir chanté le deuxième acte… en queue de pie. Le concert permet enfin de toucher un public plus large – tant par la diversité des salles possibles que par le moindre prix des billets. Dans les villes privées de théâtre lyrique, courons à l’opéra en concert ! Tout lyricophile le dira : rien ne vaut la vibration directe de l’air ressentie par les spectateurs d’une soirée d’opéra, mise en scène ou pas. Là réside sa vérité, son humanité, la preuve sensible qu’un partage a lieu, in loco, entre l’œuvre, les artistes qui la portent et le public qui la reçoit. Et quand les planètes sont alignées, qu’importe que Mélisande ait ou pas ses longs cheveux, la grotte ses vieillards et la tour ses colombes : le plateau se fait forêt, parc ou souterrain, sollicitant notre imaginaire infini. Un geste infime suffit alors à faire surgir un personnage, un regard dit l’invisible, et la musique se fait théâtre à elle toute seule.
Chantal Cazaux
Retrouvez la Tribune des critiques de disques « spéciale Pelléas et Mélisande », le 19 février à 16h sur France Musique